DOSSIER

© Olivier Pelletier pour l’INRS

CAUSE MAJEURE de mortalité précoce en France, la consommation de substances psychoactives constitue une question de santé publique prééminente. Invariablement, il s’agit d’un sujet qui se retrouve dans le monde du travail et il est encore trop souvent traité en entreprise de façon individuelle, sous le prisme médical ou de la sanction disciplinaire. Quel est le rôle de l’entreprise dans la prévention de ces consommations addictives à risque ?

© Olivier Pelletier pour l’INRS

© Olivier Pelletier pour l’INRS

C’est une affaire privée, pas celle de l’entreprise », « Il s’agit de comportements individuels », « Ça relève de la médecine »… La prévention des consommations de substances psychoactives (SPA) en milieu professionnel se heurte à de multiples arguments. Les responsables invoquent le plus souvent le droit ou le secret médical, de peur de mettre le doigt dans un engrenage incontrôlable. Pourtant, les enquêtes statistiques le montrent : des substances psychoactives ou leurs effets sont bien présentes dans la sphère professionnelle.

« Il est important d’aborder le sujet dans les deux sens : comment des consommations peuvent entraîner des effets sur le travail et comment l’organisation du travail peut induire des consommations, considère Marissa Lepape, contrôleur de sécurité à la Carsat Aquitaine. La grille d’analyse faisant le lien entre organisation du travail et pratiques addictives est récente. » Le travail peut en effet contribuer à déclencher, maintenir ou aggraver des conduites addictives.

« Si les pratiques addictives ont une origine multi­causale dont des facteurs liés à la vie privée, il est indéniable que des facteurs professionnels favorisent les consommations de psychotropes, souligne Philippe Hache, conseil médical en santé au travail à l’INRS : risque physique, stress, horaires atypiques, chaleur ou froid, mauvaises relations dans le travail (intimidation, harcèlement, absence de reconnaissance), monotonie de l’activité… L’entreprise doit évaluer et prévenir ces facteurs professionnels qui peuvent être à l’origine de conduites addictives. »

REPÈRES

L’addiction correspond au désir puissant et permanent de continuer la consommation d’un produit malgré toutes les complications engendrées (santé, famille, relations sociales, travail…).Au sein de la population, il existe plusieurs modes de consommations de substances psychoactives (tabac, alcool, drogues…) qui vont de l’usage simple (absence de complication immédiate) à la dépendance. Ces différents modes sont regroupés sous le concept de « pratiques addictives », ce qui permet d’aborder leur prévention de manière globale.

Si le sujet préoccupe le monde médical depuis plusieurs décennies, la prise de conscience du milieu professionnel est toute récente. Le tabou qu’il constitue n’est pas encore totalement levé. « Le sujet est au carrefour de différentes disciplines de l’entreprise et de l’organisation du travail, estime Patricia Coursault, chargée de mission politique de la ville-prévention à la Mildeca  (Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives). L’entreprise craint d’être responsable de questions qui la dépassent.

Sans être responsable de tout, elle a un rôle à jouer. En tant que lieu collectif, l’entreprise est un espace possible pour organiser la prévention. C’est pourquoi il est nécessaire de définir les rôles de chacun, d’organiser l’articulation entre acteurs du monde du travail et acteurs de l’addictologie. En veillant à ne pas traiter la question uniquement sous l’angle du risque en lui-même que constitue la pratique addictive, mais aussi sous celui des dangers que représente la stratégie d’adaptation du salarié à certaines conditions de travail. » D’où l’intérêt d’agir sur l’organisation même du travail.

L’entreprise, lieu de prévention

Les pratiques addictives sont le résultat de la rencontre entre une personne, une substance et un contexte (familial, social, professionnel). En milieu de travail, les principales SPA rencontrées sont le tabac et l’alcool (cumulées, ces deux substances sont à l’origine de 123 000 décès prématurés par an en France). On trouve ensuite les médicaments psychotropes, le cannabis, et la cocaïne. Plusieurs études ont mis en évidence des consommations accrues dans certains secteurs d’activité : agriculture, marine civile, BTP, arts et spectacles, hôtellerie-restauration, transports... Mais quasiment tous sont concernés, de la communication au secteur bancaire, de l’agro­alimentaire au service public en passant par le monde juridique ou l’armée.

L’usage des SPA en milieu de travail répond à différents besoins : le rôle dopant ou stimulant, pour parvenir à réaliser les tâches attendues, pour tenir le rythme ; le rôle anesthésiant pour se détendre face à la pression ou au stress, réduire la fatigue ou la douleur physique, mieux récupérer et se remettre des effets du travail ; enfin, le rôle social et festif contribuant à l’intégration dans une équipe. Toutes les catégories socioprofessionnelles sont concernées, mais avec des disparités selon les secteurs d’activité et le sexe (lire l’encadré ci dessus). L’accessibilité aux produits peut également jouer : les serveurs en bars-restaurants sont à proximité d’alcool, le personnel hospitalier en contact avec des médicaments par exemple.

DES DONNÈES GRÂCE À LA COHORTE CONSTANCES

La cohorte épidémiologique Constances, qui suit sur le long terme la santé d’un échantillon représentatif de personnes de 18 à 69 ans en France, aborde la question des consommations de substances psychoactives. Depuis son lancement en 2012, des résultats commencent à émerger sur les liens entre consommations de SPA et vie professionnelle. « Comparés aux travailleurs du secteur public, ceux du secteur privé ont des prévalences plus élevées d’usage d’alcool, de tabac et de cannabis », remarque Guillaume Airagnes, psychiatre et addictologue doctorant à l’UMS 11 de l’Inserm. La catégorie socio-professionnelle joue également un rôle. Chez les hommes, les ouvriers déclarent une plus forte consommation que les employés, qui eux-mêmes consomment plus que les professions intermédiaires, les cadres étant la catégorie la moins consommatrice. Même tendance chez les femmes pour le tabac et le cannabis, mais pas pour l’alcool. « Chez les hommes travaillant à temps partiel, l’usage du tabac, de l’alcool et du cannabis semble plus important que chez ceux qui travaillent à temps plein, alors que c’est l’inverse chez les femmes, poursuit Guillaume Airagnes. Les travailleurs en contact avec le public qui déclarent des tensions affichent également des consommations de tabac, alcool, cannabis et anxiolytiques plus élevées. »

Une présentation plus large de ces premiers résultats aura lieu à la journée de la Mildeca organisée à Paris le 17 mai prochain.

Usages épisodiques, nocifs, alcoolisation ponctuelle importante, dépendance… Les degrés de consommation sont multiples. « Les dépendances sont la partie émergée de l’iceberg en matière de consommation de SPA, résume Philippe Hache. Les personnes ont toutes un parcours avant de devenir dépendantes. Il faut en étudier les causes, pour prévenir le passage de l’usage simple à la dépendance. »

« La prévention des conduites addictives en milieu professionnel doit être une politique assumée par l’entreprise, portée par ses dirigeants, qui communiquent sur le sujet », insiste Patricia Coursault. En commençant par changer les représentations de tous les acteurs de l’entreprise vis-à-vis des consommations de SPA : dirigeants, DRH, encadrement, membres de CHSCT-CSE, syndicats, représentants du personnel, préventeurs… Et mettre en place une prévention primaire qui agisse sur les facteurs professionnels des conduites addictives : modalités du management, organisation et conditions de travail, rythmes…

Les médecins du travail, acteurs centraux de la prévention

Chacun, dans l’entreprise, doit être sensibilisé à la question des conduites addictives. Il faut néanmoins avoir conscience qu’« une résistance à agir peut résider dans le fait que les SPA pourraient représenter une ressource pour certains employeurs avant de l’être pour le travailleur, souligne Dominique Lhuilier coauteur du livre Se doper pour travailler. C’est très ambivalent : les consommations des salariés les maintiennent au travail et contribuent au présentéisme ».

PORTAIL ADDICT’AIDE

Le portail Addict’Aide-Le monde du travail  a été mis en ligne à la fin du mois de novembre 2017. Ce site s’adresse aux dirigeants d’entreprise, aux salariés, aux services RH, aux représentants du personnel ainsi qu’aux services de santé au travail. Il met à la disposition de ces différents acteurs une multitude d’informations concernant les addictions dans le monde du travail, à travers six thématiques : Comment agir ? ; Statistiques ; Les conséquences ; Aspects juridiques ; Données générales ; Facteurs de risques. Il propose de nombreux dossiers, par exemple sur les stratégies de prévention à mettre en œuvre en entreprise, les conduitesà adopter face à un collègue ou un collaborateur « addict », le rôle des services de santé au travail… Il fournit également un annuaire de spécialistes (addictologues, consultations hospitalières) pouvant être contactés dans l’accompagnement d’une entreprise.

L’inscription des addictions dans le Plan santé travail 2016-2020 incite les acteurs de la santé au travail (Carsat, services de santé au travail, Direccte, ARS, organismes de formation…) à aborder le sujet. Les services de santé au travail ont une mission légale de conseil auprès des employeurs, des salariés et de leurs représentants pour prévenir la consommation de SPA sur le lieu de travail « Les médecins du travail deviennent des acteurs centraux de la prévention en encourageant les entreprises à aborder la consommation d’alcool en entreprise et à mener des actions collectives de prévention », rappelle Bertrand Fauquenot, de l’Anpaa (Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie).

En parallèle, « mettre en place des mesures de prévention est une obligation réglementaire de l’employeur, poursuit Philippe Hache. Cela passe par l’inscription du risque dans le document unique, pour commencer à changer les représentations sur le sujet. Puis en informant les salariés et l’encadrement et en menant des actions contre les facteurs favorisant les consommations de SPA (RPS, ports de charges lourdes…). Et il faut toujours veiller à agir dans l’optique d’aider le salarié, sans approche répressive et sans stigmatisation ».

Comme l’explique Laurence Emin, ancienne directrice de l’Irema, association spécialisée dans la formation professionnelle et la recherche en addictologie, « avant d’être des objets de souffrance, les produits psychotropes sont des objets de plaisir. Il faut que les entreprises résistent à l’individualisation de la question, et aux appels du pied du coaching. Car, avec de telles approches, on évince les questions essentielles sur la part du collectif ». L’essentiel reste à faire en matière de prévention des addictions en milieu professionnel, en particulier dans les TPE qui en sont au tout début sur le sujet. Mais une mobilisation des différents acteurs commence à se construire pour structurer les démarches.

REPÉRAGE PRÉCOCE-INTERVENTION BRÈVE (RPIB)

Tous les salariés, quel que soit leur niveau de consommation, doivent être sensibilisés aux risques et informés des processus des conduites addictives. En parallèle, le repérage et l’évaluation des consommations sont nécessaires pour mener des actions de prévention adaptées. L’outil Repérage précoce-intervention brève (RPIB) répond à ce besoin. Il s’agit d’un questionnaire soumis lors des visites médicales qui évalue les quantités consommées en alcool, tabac et cannabis. Validé par la Haute Autorité de santé (HAS), il permet d’engager le dialogue entre le médecin du travail et le salarié sur ses consommations, de repérer des situations problématiques, en vue d’accompagner un changement de comportement durable. Cette intervention vise à initier un lien de confiance entre consommateur et professionnel de santé. L’efficacité du RPIB dans le domaine de la santé au travail a été démontrée depuis de nombreuses années en premier lieu pour la consommation d’alcool.

ET LES ADDICTIONS COMPORTEMENTALES ?

Outre les consommations de substances psychoactives, il ne faut pas occulter les addictions comportementales, qui relèvent du même processus : workaholisme (addiction au travail) et dépendance aux technologies de l’information notamment du fait de l’accès aux messages électroniques depuis son domicile, jeux de hasard ou d’argent, addictions alimentaires, sport intensif… « Les cadres courent énormément, beaucoup font des marathons ou des semi-marathons », relevait Valérie Boussard, professeur de sociologie à l’université de Paris-Nanterre. Des usages massifs de jeux sur smartphones sont également observés chez les managers. Les addictions comportementales touchent toutes les catégories socioprofessionnelles et tous les âges. Elles peuvent entraîner des dommages sur la vie familiale, sociale, professionnelle et financière. Ce dossier n’abordera pas ces types de conduites addictives.

Céline Ravallec

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