DOSSIER

Si passer par le jeu pour apprendre est un concept vieux comme le monde, l’entrée de cette approche dans les entreprises est relativement récente. La prévention des risques professionnels a su saisir la balle au bond, puisque de plus en plus de modules de formation en la matière se développent sous forme ludique. Pour autant, pour être efficace, cette pratique doit s’accompagner d’une véritable rigueur.

Faire appel à la gamification ne doit pas s’improviser, au risque d’être contre-productif.

Faire appel à la gamification ne doit pas s’improviser, au risque d’être contre-productif.

Escape games, jeux de plateau, jeux de cartes, théâtre-forum, serious games… Les supports de formation, d’information et de sensibilisation faisant appel aux mécanismes des jeux – vidéos, de société, de rôle… – investissent les entreprises. Dénommée « gamification », ou « ludification », cette approche consiste à utiliser les ressorts du jeu hors de son contexte originel pour diffuser des messages à travers des formats innovants. Ou comment aborder de façon vivante et légère des sujets sérieux. 

« Cette façon d’appréhender les choses correspond initialement à des outils de ressources humaines, pour favoriser la cohésion d’équipe, rappelle Nicolas Fauvel, responsable du pôle ressources plurimodales et appui aux projets du département formation de l’INRS. L’aspect ludique en formation permet de s’extraire du modèle pédagogique descendant, d’un sachant vers des apprenants. Le fait, par exemple, de résoudre à plusieurs des problèmes développe des compétences. Or, la formation aujourd’hui, ce n’est pas qu’apprendre, c’est aussi développer des compétences en matière de savoir-faire et de savoir-être, d’où l’intérêt d’échanger entre pairs. » 

Ces approches basées sur le jeu se développent aujourd’hui largement en entreprise. La prévention des risques professionnels et la santé-sécurité au travail n’y échappent pas, et font ainsi désormais l’objet de nouvelles formes de traitement. L’approche participative et interactive offerte par les jeux pédagogiques contribue à rendre formations et sensibilisations plus attrayantes. À travers de tels outils, l’apprentissage ne se fait plus seulement par l’intermédiaire de discours théoriques. Il fait appel au sensoriel, à des mises en situation concrètes. 

Ces approches ludiques sont des vecteurs pour parler différemment de prévention à des publics qui ont tendance à s’en détourner.  

« Quand un enseignement débute par un escape game, les apprenants ne l’oublient pas de sitôt, constate Adeline Isach, enseignante au Cnam (Centre national des arts et métiers) sur les usages et pratiques du numérique en pédagogie. Il y a un effet de saillance dans la mémorisation des apprentissages. D’autant que l’on trouve de meilleures solutions en coopérant plutôt qu’individuellement. » Qu’ils soient numériques ou non, de tels outils augmentent l’engagement des participants, renforcent l’apprentissage et réduisent les possibles distractions, notamment liées aux smartphones, le temps de l’exercice. Ils aident les apprenants à rester concentrés sur le contenu, leur permettant d’apprendre plus efficacement tout en progressant vers des concepts plus complexes. 

Bousculer les codes

L’aspect social lié aux jeux, qu’ils soient physiques ou numériques, améliore également la communication entre collègues : par la médiation, ils trouvent ensemble des solutions. En mettant en présence un animateur et des joueurs, le jeu supprime les barrières hiérarchiques et contribue à sortir de postures parfois imposées dans l’entreprise. « Un scénario “gamifié” cherche non seulement à parler à l’esprit analytique mais également à susciter des émotions, décrit Nathalie Fournier, chargée de projets formation à distance à l’INRS. La scénarisation met l’apprenant dans une quête qui va au-delà d’une simple connaissance et favorise son engagement à travers le jeu. Et, autre point, le jeu autorise l’erreur. » Partant du principe qu’on ne perd jamais – soit on gagne, soit on apprend –, se tromper dans le cadre d’un jeu est sans conséquences et renforce le souvenir des erreurs à ne pas commettre. 

« Ces approches ludiques bousculent les codes, témoigne Sandrine Paradis, ingénieure-conseil au pôle innovation-partenariat à la Carsat Aquitaine. Ce sont des vecteurs pour parler différemment de prévention à des publics qui ont tendance à s’en détourner. La prévention des risques professionnels a aujourd’hui un vrai souci d’image, elle ne fait pas envie. » Si tous les sujets en prévention peuvent être traités (risque routier, risque chimique, troubles musculosquelet-tiques…), ces approches par le jeu présentent aussi l’avantage de pouvoir aborder avec distance des sujets sensibles tels que les risques psychosociaux, le harcèlement moral ou sexuel, le suicide… « Néanmoins, il est encore compliqué de s’assurer qu’avec de tels outils, il y a une progression dans la connaissance, qu’on en sait plus après qu’avant, faute d’évaluations au terme des séquences, souligne Sandrine Abadie, chargée d’ingénierie pédagogique à l’INRS. Ce sont plus des outils d’information ou de sensibilisation que de formation proprement dite. »

ZOOM

Une approche à plusieurs entrées 

La « gamification » repose sur plusieurs principes : sentir que ses actions ont un but ; vouloir relever des défis ; choisir sa propre direction et essayer une variété de solutions
à un problème ; désirer posséder des choses ; vouloir interagir, aider, apprendre et rivaliser avec les autres ; vouloir des choses qu’on ne peut pas avoir (rareté et impatience) ; avoir envie de savoir ce qui va se passer ensuite ; vouloir éviter la douleur ou les conséquences négatives. Elle se définit selon quatre déclinaisons, en fonction du degré de difficulté.

People fun  

  • Etre amusé par le fait d’être mis dans des situations de concurrence ou de coopération.
  • ​La collaboration ou la compétition avec d’autres joueurs mène à une plus grande cohésion sociale.

Serious fun (focus sur la progression) 

  • Pouvoir agir sur un environnement de jeu. 
  • La distraction et les récompenses qui viennent ponctuer des tâches plus répétitives donnent de la valeur et un sens aux actions.

Easy fun (limiter le stress) 

  • Ressentir de la curiosité lors de l’exploration des jeux. 
  • Le plaisir de la découverte mène à l’émerveillement et à la stimulation de l’imagination

Hard fun (pousser au surpassement) 

  • Ressentir de la fierté après avoir relevé un challenge difficile. 
  • Fierté et triomphe personnel d’avoir surmonté une frustration, un blocage dans le jeu.

C’est aussi pour certains une vitrine offrant d’eux une image dynamique. C’est devenu le gage d’une ingénierie pédagogique positive. Et face à l’engouement de ce mode de pédagogie, on trouve de plus en plus d’acteurs sur le marché, avec des contenus et des programmes de qualité plus ou moins grande. C’est la raison pour laquelle faire appel à de tels supports ne doit pas s’improviser, au risque d’être contre-productif. Pour que le résultat soit concluant, il faut fixer des objectifs clairs, spécifiques, réalistes et mesurables, ainsi que définir les messages à faire passer. 

« Le jeu est un maillon d’une séquence pédagogique plus large, explique Franck Henry, chargé de projet formation à l’INRS. Le risque est que la forme prenne le pas sur le fond. Il est donc important d’afficher des objectifs et les moyens d’y aboutir. C’est la raison pour laquelle il faut associer à la fois un spécialiste de la mécanique du jeu et une personne ayant des compétences en ingénierie pédagogique dans la conception de ces outils. » Bien connaître le public est un impératif pour adapter les messages. Il est aussi indispensable de trouver le bon niveau pour créer l’engagement et provoquer l’apprentissage, sans décourager par trop de difficulté ou démotiver du fait d’étapes trop simplistes. 

Il faut par ailleurs veiller à ne pas créer une scission, générationnelle ou culturelle, en employant ce genre d’outils. Les modules doivent être courts, accessibles, reposer sur des règles simples et une prise en main rapide. Perdre trop de temps à comprendre les règles ou à s’approprier un jeu démotivera les participants et perdra rapidement de son intérêt. « Dans le cas de jeux digitaux, les apprenants ne doivent pas être propulsés seuls dans des espaces virtuels ou immersifs, poursuit Adeline Isach. Il faut organiser au préalable des rencontres pour les familiariser avec un environnement, comme la création d’un avatar. » 

Enfin, la réussite de ces exercices repose sur une phase de débriefing incontournable, et suffisamment développée. Cette étape d’échanges et de dialogue qui prolonge et conclut l’exercice s’avère essentielle, quel que soit le jeu. Les participants ne doivent pas se séparer sans avoir échangé sur ce qu’ils viennent de vivre ensemble, croisé leur perception, partagé leurs impressions et points de vue… Pouvant être aussi longue que la phase de jeu elle-même, cette phase d’analyse ancre d’une autre manière la mémorisation et la portée des messages. 

Céline Ravallec

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