Pour répondre aux besoins et être acceptés par les équipes, les cobots font l’objet de développements progressifs et minutieux. L’implication des salariés et la prise en compte des réalités de terrain sont des conditions indispensables à la réussite de l’intégration d’un cobot. Illustration par une démarche en cours à la Cristallerie Saint-Louis.
C’est une affluence inhabituelle qui anime la « grande place » ce jour de septembre 2017. Ce nom désigne l’atelier de la Cristallerie Saint-Louis, à Saint-Louis-lès-Bitche, en Moselle, dédié à la création des pièces de prestige, les plus grandes pièces en cristal réalisées sur le site, telles que les pièces centrales de grands lustres ou les grands vases. Le poste a été identifié comme générateur de troubles musculosquelettiques, en particulier de douleurs dorsales liées au port de charges lourdes : ici, les verriers portent et modèlent à bout de canne des volumes de verre en fusion pesant de 15 à 20 kg. C’est la raison pour laquelle aujourd’hui, l’atelier fait l’objet de tests de maquettes d’aide à la manutention conçue par l’entreprise RB3D, en vue de développer des cobots d’assistance physique.
Pour l’occasion, l’équipe au complet les huit artisans verriers qui y travaillent en temps normal par équipes de quatre est réunie. Des responsables passent régulièrement voir le déroulement des opérations. Sont prévus l’essai d’un chariot à roulettes qui soutient la canne lors des manipulations, tout en assurant un réglage souple en hauteur et une mobilité à 360 °, ainsi que l’essai d’un tripode pour le déplacement de la canne d’un poste à un autre. « Cet après-midi, je vais vous demander de me faire part de vos impressions, tout ce que vous ressentez, ce qui fonctionne, ne fonctionne pas, les points forts, les points faibles, et à chaque fois expliquer pourquoi, leur énonce Vincent Mauvisseau, le directeur adjoint de RB3D. Une maquette sert à évaluer plusieurs situations de travail. À partir de là, on jugera ce qu’il faut jeter et ce qu’il faut garder. »
UNE MAÎTRISE À CONSIDÉRER
C’est après avoir pris connaissance dans un magazine d’une réalisation de l’entreprise RB3D que la Cristallerie Saint-Louis a sollicité ce prestataire pour chercher une solution à sa problématique de prévention des troubles musculosquelettiques. « Quand on observe les artisans travailler, le métier semble très simple, tous les gestes et toutes les phases s’enchaînent parfaitement, constate Zita Rimlinger, la responsable sécurité de la Cristallerie Saint-Louis. Dans les faits, il faut compter dix ans de pratique pour arriver à une telle maîtrise. On ne perçoit pas leur technicité et les contraintes physiques et posturales des postes. » D’où la préoccupation de l’entreprise pour préserver ce savoir-faire qui s’acquiert sur le long terme.
Les maquettes ont été conçues par le prestataire, à la suite des premières observations réalisées dans l’entreprise. Vincent Mauvisseau avait déjà passé deux journées dans la manufacture. La première pour établir une cartographie des postes avec un tableau de cotation ergonomique (postures, facteurs organisationnels, facteurs indirects…), la seconde pour mener un brainstorming ciblé sur la question de la manutention des cannes. « Le toucher est essentiel dans le métier, souligne Zita Rimlinger, la responsable sécurité de la cristallerie. La main reste maître dans le ressenti et la réalisation d’un geste, elle ne peut pas être remplacée. » Dans le but de réduire les contraintes physiques, la difficulté consiste donc à assister les gestes sans les transformer, à maintenir la main au cœur de chaque action.
Critiquer de façon constructive
Après une présentation en salle, chaque artisan a repris sa place. À proximité des fours de verrerie à fusion continue, dont la température avoisine les 1 200 °C, l’ambiance thermique est chaude. Le ballet des cannes et des soufflages reprend, avec les nouveaux accessoires. Dans une mécanique savamment réglée, les gestes, toujours précis, s’enchaînent. Des balbutiements liés à la nouveauté des outils testés apparaissent rapidement. « C’est le bordel, commente dans un grand sourire Bruno Georget, un verrier à la main. On a beaucoup d’habitudes dans ce métier et quand on les change, c’est pas évident. »
Les essais aux différentes étapes s’enchaînent au fil des cycles des opérations. « Le volant tourne dans le vide, c’est pas pratique pour manipuler la canne », commente un collègue verrier. Il faudrait que le bras levier du chariot à roulettes aille plus vite, qu’il soit totalement mobile à certaines phases de la manipulation et fixe à d’autres... Les commentaires sont précis. La deuxième maquette, le tripode, conçue pour soulager le déplacement des cannes d’un poste à un autre, semble apporter plus rapidement des satisfactions.
« Il est très intéressant de laisser les membres de l’équipe s’approprier l’outil, de les voir réfléchir ensemble à partir des maquettes, d’échanger des idées, ça fait avancer », se réjouit Vincent Mauvisseau. Les maquettes s’avèrent en effet une bonne base de dialogue sur les possibles améliorations. « Quand on les voit tous participer et échanger, on sent que la communication sur le sujet en amont a été bonne, ils s’impliquent », souligne Hélène Herbeth-Marchal, contrôleur de sécurité à la Carsat Alsace-Moselle.
Cet après-midi d’essais va fournir à Vincent Mauvisseau de multiples informations pour poursuivre la réflexion et la façon d’orienter la conception d’une aide cobotisée adaptée. « Les premiers retours des opérateurs étaient positifs, les plus réticents étaient ceux qui n’avaient pas encore testé les maquettes, commente Vincent Mauvisseau. Si on trouve un moyen de retirer les manutentions tout en maintenant les manipulations, on pourrait traiter autour de 70 % des situations de travail exposant à des risques. Sur le volant en revanche, il y a eu davantage de points négatifs que positifs. »
Il est très intéressant de laisser les membres de l’équipe s’approprier l’outil, de les voir réfléchir ensemble.
Les semaines à venir diront si une solution techniquement satisfaisante et acceptable financièrement par l’entreprise sera développée et intégrée à l’activité, permettant de réduire la fatigue et les sollicitations physiques sans dénaturer le métier et sans apporter de nouvelles contraintes. « Cette démarche s’inscrit dans la stratégie de notre groupe pour développer des pièces de prestige, explique Tristan Ladaique, le responsable technique et HSE de Saint-Louis. Notre force de production, ce sont nos hommes. Il faut donc trouver des solutions pour faciliter le travail et limiter les sollicitations physiques. D’où des réflexions sur les conditions de travail de nos artisans de façon large : bruit, chaleur, ergonomie… »
« Les artisans ici sont tellement passionnés qu’ils n’envisagent pas un seul instant de changer de poste. Ils sont malheureux s’ils doivent en partir, on cherche donc à faire en sorte de les préserver dans leur travail », conclut Zita Rimlinger. ■
LA CRISTALLERIE SAINT-LOUIS
Fondée en 1586 à Saint-Louis-lès-Bitche, en Moselle, la Cristallerie Saint-Louis est devenue en 1767 la Verrerie royale de Saint-Louis. Il s’agit de la plus ancienne manufacture de France encore en activité. Appartenant au groupe Hermès, elle emploie actuellement 260 salariés sur son site mosellan, dont environ 80 artisans sur le verre chaud, ayant un savoir-faire ancestral. Huit de ses verriers se sont vu décerner le titre de meilleur ouvrier de France. De ses fours sortent essentiellement des articles d’arts de la table, de luminaires, d’objets de décoration (vases, presse-papiers…), certains en séries, d’autres en pièce unique à la commande, qui sont commercialisés partout dans le monde.
Céline Ravallec