Ce site est édité par l'INRS
L'invitée du mois

Sophie Binet : « Il y a urgence à questionner collectivement les nouvelles modalités du travail »

Un an avant d'être élue, le 31 mars dernier, secrétaire générale de la Confédération générale du travail (CGT), Sophie Binet, alors secrétaire générale de l’Ugict-CGT (Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens CGT), avait répondu aux questions de Travail & Sécurité sur les transformations parfois très rapides du monde du travail. Du déploiement du télétravail à la réorganisation de certains espaces de bureaux, elle s'i’interrogeait sur les avancées pour les salariés et invitait à la prudence en rappelant le besoin d’une réflexion collective sur ces sujets.

5 minutes de lecture
Grégory Brasseur, Lucien Fauvernier - 27/04/2023
Lien copié
Sophie Binet, secrétaire générale de l’Ugict-CGT, à Paris en mars 2022

[Article paru dans le numéro de Travail & Sécurité d'avril 2022]

Travail & Sécurité. La crise sanitaire a accéléré le déploiement du télétravail, ce qui, par ricochet, a amené de nombreuses entreprises à revoir en profondeur leur organisation. Quel regard portez-vous sur ces transformations ?

Sophie Binet. Lorsque l’on parle des nouvelles modalités du travail, il faut tout d’abord souligner que ces changements ne concernent pas tous les salariés, mais essentiellement les cadres et professions intermédiaires, les salariés qualifiés ou en responsabilité. Elles sont donc potentiellement porteuses de nouvelles sources d’inégalités : si l’on ne prend que la question du télétravail, il y a désormais ceux qui peuvent télétravailler et les autres. Une fois cette considération établie, il faut reconnaître qu’il y a une appétence forte des cadres pour le télétravail, mais pas en mode « dégradé ». Nous l’avons mesurée à travers une enquête de l’Ugict-CGT, réalisée après un an de crise auprès de 15 000 répondants qui, pour la quasi-totalité, souhaitent continuer à télétravailler, mais pas à temps plein. Ils veulent un télétravail encadré, avec des accords auxquels se référer. Mais attention, leurs attentes ne portent pas du tout sur la réorganisation des espaces de travail. Or c’est en réalité ce qui est en train de se produire. Dans de nombreuses entreprises, le télétravail a ouvert la porte à des réorganisations de bureaux en flex office ou en open space, avec des objectifs de réduction des coûts immobiliers et d’optimisation des gains de production. Autant d’éléments qui peuvent – on le comprend – intéresser certains employeurs, mais pas nécessairement les salariés. De plus, ces transformations ne sont pas toujours discutées puisque les modalités du télétravail ont rendu les négociations collectives plus difficiles à mettre en place, et qu’elles sont parfois totalement éludées dans les entreprises où la représentation syndicale est faible.

Comment le travail et les conditions de travail des cadres et managers ont-ils été affectés ?

S. B. Le télétravail est souvent présenté comme un élément en faveur d’une plus grande autonomie du salarié qui devient maître de son temps et de sa charge de travail. C’est très bien, mais la réalité est souvent plus complexe. Les cadres qui ont des responsabilités managériales ont éprouvé de nombreuses difficultés à trouver leur place, à conserver le sens de leur travail dans les périodes de télétravail total : comment maintenir la cohésion d’équipe à distance ? Comment parvenir à transmettre les informations lorsque l’échange en direct n’est plus possible ? Jouer exclusivement sur la communication écrite limite la richesse du management : cela implique de laisser des traces et implicitement de mettre plus de pression. Il y a, à distance, une forme d’injonction à la réponse immédiate et une suspicion de non-travail. De plus, notre enquête a montré que le télétravail conduit à des augmentations de la charge de travail, du temps de travail et de l’intensité du travail, assorties d’un floutage de la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle. Le droit à la déconnexion, quand il existe, est rarement traduit dans les faits, faute de dispositifs mis en place par l’employeur. De plus, les managers sont de moins en moins en position de faire de la prévention. Il a été plus difficile, pour eux, au cours des deux dernières années, d’appréhender la souffrance de certains membres de leur équipe ou les tensions qui ont pu apparaître. Certains signaux faibles ne se perçoivent qu’à travers les échanges informels, qui n’existent plus.

L’enquête pointe également une exacerbation des inégalités femmes-hommes…

S. B. Longtemps, le télétravail a été présenté comme favorable à plus d’égalité. Dans les faits, on se rend compte, notamment lorsqu’il y a des enfants à la maison, que le travail féminin devient la variable d’ajustement en fonction des contraintes extérieures. Cela a été renforcé par le fait que le télétravail est considéré depuis le début de la crise sanitaire comme un mode de garde possible en cas d’enfant malade ou de fermeture d’école. Sur ce point, c’est un précédent dangereux au regard du droit des salariés : quid des journées enfant malade, s’il est admis que laisser la possibilité au salarié de télétravailler est suffisant ? Tout cela montre bien que ces changements au sein des organisations, considérés comme temporaires mais qui deviennent parfois pérennes, ont besoin d’être réfléchis, discutés et négociés. Il y a urgence à questionner collectivement les nouvelles modalités du travail. Or la crise fait aussi apparaître de vraies difficultés dans la représentation des salariés.

D’où proviennent ces difficultés ?

S. B. Les droits liés aux communications syndicales sont particulièrement impactés en télétravail puisque rien n’oblige l’employeur à les autoriser. Certaines entreprises ont même pu attaquer des syndicats pour utilisation frauduleuse des moyens de communication internes.La seule obligation légale est d’ouvrir les négociations sur ces moyens de communication et de permettre un affichage numérique aux représentants du personnel. C’est clairement insuffisant pour le recueil de la parole des salariés. Les représentants du personnel sont aussi fragilisés par des négociations en visioconférence, où ce n’est plus un collectif qui s’exprime au nom des salariés mais untel qui porte les revendications. Là où le présentiel permet une discussion avec des échanges, les réunions à distance avec les directions deviennent de simples points d’information sur un mode de transmission vertical. Les experts syndicaux voient leur travail vidé de son sens. Et tout cela intervient après des réformes en profondeur des instances représentatives du personnel qui n’ont pas, à mon sens, servi le dialogue social.

Quelles sont vos préconisations pour éviter les écueils liés aux transformations du travail que vous évoquez ?

S. B. Premièrement, il faut organiser le télétravail au maximum sur un mi-temps, avec des jours fixes et d’autres à disposition des salariés en fonction de leurs besoins. Après les confinements et après avoir démontré qu’ils pouvaient faire preuve d’autonomie et de souplesse, beaucoup se retrouvent dans des procédures hyper-infantilisantes, totalement incompréhensibles. Par ailleurs, on ne peut pas se passer de réinterroger les conditions de travail en présentiel. Pourquoi certains voient-ils dans le télétravail un moyen d’échapper aux difficultés qu’ils rencontrent pour se concentrer, aux sollicitations permanentes, etc. ? Si la seule réponse trouvée est le retour en force de l’open space dans de nombreuses organisations, c’est un non-sens absolu. Il faut aussi porter la question de la réversibilité, pour l’individu et le collectif, car on ne sait pas ce qui succédera à cette phase d’euphorie du télétravail. C’est peut-être aussi le moment de s’emparer pleinement de la question des risques psychosociaux, déjà trop peu évalués au sein du document unique d’évaluation des risques professionnels. Ensuite, il y a une revendication légitime à porter sur les gains de productivité liés au télétravail, qu’il faut objectiver et mettre au service des salariés, par le biais, je pense, d’une réduction du temps de travail. Enfin, et j’aurais pu commencer par ça, il faut former massivement les managers aux nouveaux modes d’organisation du travail. D’après notre enquête, après un an de crise, moins de 2 sur 10 avaient bénéficié d’une formation sur le management à distance ! C’est clairement insuffisant.

REPÈRES

• 2006. Engagement dans des mouvements lycéens, puis à la direction de l’Unef lors de la mobilisation contre le CPE
• 2008-2010. Conseillère principale d’éducation en lycée professionnel à Marseille, puis au Blanc-Mesnil
• 2011-2013. Entre à la direction de l’Ugict-CGT, puis est élue à la direction confédérale en charge de l’égalité femmes-hommes
• 2014-2018. Secrétaire générale adjointe puis co-secrétaire générale de l’Ugict-CGT
• 2021. Secrétaire générale de l’Ugict-CGT

Partager L'article
Lien copié
Sur le même sujet

Dans la même rubrique