(Article paru dans le numéro de Travail & Sécurité de novembre 2022)
C'est un engagement commercial quasiment impossible à tenir : la livraison instantanée – ou quick commerce – qui consiste à livrer en 10 à 15 minutes une commande de courses passée via son smartphone. Le compte à rebours s’égrène dès que le client valide sa commande, couvrant donc à la fois le temps de préparation de commande et le temps de livraison. Apparu il y a moins de deux ans dans les grandes villes françaises, l’essor du quick commerce s’accompagne de conséquences qui interpellent sur la question de la prévention des risques professionnels.
« Il existe deux grands modèles d’acteurs, présente Marc Malenfer, responsable de la mission veille et prospective à l’INRS : les plates-formes de livraison de repas, qui fonctionnent avec des coursiers ayant le statut de micro-entrepreneurs ; et des entreprises de livraisons de courses, des pures players qui reposent sur une application mobile, avec un maillage serré de petits entrepôts en milieu urbain (dark stores), des préparateurs de commandes et des livreurs employés en CDI. Mais la frontière entre les deux n’est pas étanche. »
Des économies résalisées sur le coût social du travail
Pour les premières, il s’agit d’acteurs tels que Deliveroo, Uber Eats... Afin de maintenir des tarifs compétitifs et limiter les pertes d'un modèle économique qui semble non rentable à ce jour, ces plates-formes font des économies essentiellement sur le coût social du travail : les livreurs se voient imposer le régime de micro-entrepreneur. En d’autres termes, le travailleur est indépendant et donc responsable de tout, dont sa santé et sécurité au travail. Il ne bénéficie pas d’assurance accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP), n’a pas le droit aux congés payés, et il n’existe aucun contrôle de son temps de travail donc aucune restriction d’horaires. Par ailleurs, le micro-entrepreneur doit aussi fréquemment fournir son propre matériel qui est souvent acheté ou loué sans tenir compte de la sécurité, en se basant essentiellement sur le prix... Résultat : l’usage de vélos et de sacs peu adaptés à cette activité, souvent trop lourds ou générant d’importantes contraintes.
Le second type d’acteurs sur le marché correspond aux enseignes telles que Getir, Gorillas, Flink qui emploient des salariés en CDI. Sur le papier, c’est une avancée : ce statut induit des droits renforcés par rapport à celui du micro-entrepreneur. L’employeur a des obligations de protection de la santé des travailleurs. Il est notamment tenu de faire une évaluation des risques professionnels et de mettre en place un plan d’actions en prévention. En outre, c’est le plus souvent l’entreprise qui fournit et entretient les équipements du salarié.
Si le recours au CDI semble améliorer les conditions de travail, la réalité est plus nuancée. « Employer des livreurs en CDI est plus un argument marketing pour soigner son image-employeur, poursuit Marc Malenfer. Car, dans les faits, les conditions de travail des livreurs restent précaires et le pilotage de l’activité demeure algorithmique. Néanmoins, c’est un fait, le recrutement en CDI soumet les employeurs à des obligations en matière de conditions de travail, notamment à souscrire à l’assurance accidents du travail-maladies professionnelles auprès de la Sécurité sociale, et à agir en prévention. »
Une sinistralité alarmante
Le recours à des salariés par ces nouveaux acteurs du quick commerce contribue par ailleurs à apporter un éclairage étayé sur l’accidentologie de l’activité. La Cramif a réalisé une étude statistique de la sinistralité des huit principaux acteurs du quick commerce en Île-de-France. Elle fournit un état des lieux alarmant de la situation : sur la période du 1er avril 2021 au 31 mars 2022, 581 sinistres ont été recensés pour 1 830 équivalents-temps plein. L’indice de fréquence 1 atteint donc 317 pour 1 000. En comparaison, l’indice de fréquence moyen pour la région est de 20, et au niveau national 33,5 tous secteurs confondus. De plus, 80 % des accidents relèvent du risque routier. Perte de contrôle du véhicule, collisions, écrasement… le principe de livrer le plus vite possible est peu compatible avec le respect du code de la route, d’où une mise en danger permanente et la sur-représentation du risque routier dans ces statistiques. Sans compter que le port de charges, avec des poids de sacs non contrôlés, peut générer des troubles musculosquelettiques (TMS).
UNE ACCIDENTOLOGIE MAL RENSEIGNÉE
Le statut d’auto-entrepreneur rend invisible la sinistralité des travailleurs des plates-formes de livraisons de repas, car il n’est pas pris en compte dans les statistiques de la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam). C’est pourquoi l’analyse statistique portant sur les salariés de huit acteurs du quick commerce, menée par la Cramif, apporte des données très instructives. À noter que les entreprises ayant fait l’objet de cette analyse sont enregistrées sous des codes NAF très divers : commerce de gros, commerce d’alimentation générale, traiteur et même programmation informatique. L’analyse de l’accidentologie n’en est que plus complexe.
Autre élément à prendre en compte : le paramétrage des algorithmes – qui organisent l’activité, attribuent les courses… – par les entreprises peut entraîner une intensification du travail, comme le cumul de plusieurs commandes en une seule course. Il ne tient pas compte du facteur humain et de la réalité du terrain, et limite aussi l’autonomie des travailleurs, ce qui est une source avérée de risques psychosociaux. Or, les RPS constituent un facteur aggravant des TMS.
Alors, quelles pourraient être les pistes pour améliorer la prévention des risques professionnels de ce secteur ? Certaines entreprises du quick commerce se sont d’ores et déjà dotées de responsables HSE, ce qui montre une prise de conscience.
Parmi les autres pistes à suivre : « Pour les livraisons de pizzas, cela fait des années que le délai d’une demi-heure est installé, relate Marc Malenfer. Faire moins ne semble pas tenable. » Par ailleurs, ces entreprises pourraient construire des solutions de prévention avec les salariés, retravailler avec eux le catalogue des produits livrables, – et donner des règles de constitution de paniers, notamment pour fixer un poids limite –, sélectionner des véhicules adaptés à l’activité (vélo ou scooter électrique avec des coffres pour ne plus avoir la marchandise sur le dos) et gérer leur entretien, former des travailleurs à la conduite en sécurité et à la manutention, et, supprimer les systèmes de notation et de tout ce qui peut inciter le travailleur à prendre des risques (prime à la course)… Des avancées qui supposent, avant tout, une profonde révision des promesses marketing faites aux clients.
L’ORGANISATION DES PLATES-FORMES DE LIVRAISON DE REPAS
Une étude réalisée par la chaire Logistics City de l’université Gustave-Eiffel a permis de définir une typologie des livreurs de plates-formes, ayant le statut d’auto-entrepreneurs : des hommes, jeunes, issus de l’immigration, parfois sans papiers. Ils travaillent en moyenne 9 h/jour, 6 à 7 jours/semaine, pour moins de 1 500 €/mois avant versement des cotisations sociales. Plus largement, ces nouvelles formes de travail posent de nombreuses questions, au-delà du seul travail, sur les plans sociaux, juridiques, économiques, sociétaux, d’aménagement urbain... « Le travail de plate-forme est pensé comme un laboratoire des transformations sociales, observe Josepha Dirringer, juriste et maîtresse de conférence à l’université de Rennes. Il peut ainsi être pensé par certains comme le dépassement du salariat. » À travers ces organisations, de multiples transformations sont à l’oeuvre. Sous couvert d’autonomie et d'émancipation des travailleurs, elles transfèrent sur ces derniers les risques économique, social, physique. Ces activités s’étant développées sans prendre en compte la santé et la sécurité des travailleurs, les pistes d’amélioration sont multiples. En commençant par appliquer les principes généraux de prévention.