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Bruno Palier : « C’est souvent au travail que le ressentiment social se crée »

À l’occasion du projet de réforme des retraites de 2023, Bruno Palier, directeur de recherche du CNRS à Sciences Po, a souhaité documenter la situation du travail en France. Avec un collectif de chercheurs en sciences sociales, il publie « Que sait-on du travail ? », un ouvrage qui apporte un éclairage sur les réalités du travail et alerte sur des conditions de travail dégradées.

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Grégory Brasseur, Corinne Soulay - 14/12/2023
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Portrait de Bruno Palier, directeur de recherche du CNRS à Sciences Po.

[Article paru dans le numéro de Travail & Sécurité de novembre 2023]

Travail & Sécurité. Comment est née votre volonté de monter un collectif de chercheurs sur la question du travail ?

Bruno Palier. Au printemps, le ressentiment généré par le projet de réforme des retraites présenté par le gouvernement reflétait en miroir ce qui est vécu dans beaucoup d’entreprises et de services publics : l’intensification du travail et l’impossibilité pour les salariés de faire entendre leur point de vue. Dans ce cadre, il m’a semblé essentiel de documenter la question du travail. Depuis vingt ans, économistes, sociologues, ergonomes… l’étudient, mais leurs travaux sont souvent passés sous les radars. Nous avons rassemblé dans un ouvrage ce que l’on sait du travail en France – conditions de travail, pénibilité, organisation, management, inégalités… – et comparé avec ce qui se passe ailleurs. Nous mettons aussi la focale sur des professions qui vont mal et n’arrivent pas à se faire entendre. C’est important, car c’est souvent au travail que le ressentiment social se crée. Au total, l’ouvrage rassemble trente-sept contributions, courtes et accessibles, de soixante chercheuses et chercheurs.

En quoi le travail a changé en France ?

B. P. Nous donnons quelques ordres de grandeur. Il y a désormais moins d’ouvriers que de cadres en France (19,2 % contre 20,4 %). Dans l’industrie automobile ou les entrepôts, beaucoup se sont transformés en bras armés des robots. Avant, les caristes pouvaient avoir une certaine fierté à faire une belle palette là où, aujourd’hui, ils ne sont que de simples exécutants qui suivent les consignes de la machine. Résultat : une forte perte de sens dans beaucoup d’emplois.

Nous nous sommes également penchés sur les métiers dits « essentiels » depuis la crise de la Covid, soit 30 % des emplois. Ces personnes, que l’on a applaudies pendant la crise sanitaire, déclarent pour certains ne plus se sentir capables de travailler jusqu’à la retraite, en particulier parce qu’elles sont exposées à des contraintes physiques ou psychiques, comme le montre une enquête de la Dares. Nos travaux répondent ainsi à une demande de reconnaissance que l’on observe, par exemple chez les professionnels de l’aide à la personne, des personnes âgées ou des enfants, ou les employés du nettoyage,  des activités où l’on rencontre beaucoup de femmes payées au smic, à temps partiel, et qui, avec les contraintes de transport, ont des amplitudes horaires très importantes.

Nous nous sommes aussi interrogés sur les raisons pour lesquelles on compte plus d’accidents du travail en France que dans la moyenne des autres pays européens : le nombre d’accidents mortels s’élevait ainsi à 803 en 2019, contre 491 en Italie, 416 en Allemagne, 347 en Espagne ou 184 en Pologne (Eurostat).

Bruno Palier en interview.

Vous pointez les spécificités françaises liées au management et à l’organisation du travail. Quelles sont-elles ?

B. P. L’intensification du travail en France est notamment liée au développement d’un lean management particulièrement pressurisant, conçu par des cadres en dehors des lieux de production. Ces « planeurs » assignent les objectifs, revoient l’organisation, restructurent les process sans être en interaction avec la production. L’un des textes que nous publions compare ainsi l’introduction du lean management dans l’aéronautique en Suède et en France. Autour de la même idée, qui vise à optimiser les performances et le rendement, nous constatons d’un côté une bonne appropriation grâce à l’autonomie laissée aux équipes dans la conception et la réalisation du travail, et, de l’autre, des dysfonctionnements liés à cette distance, qui entraînent ce qui s’apparente à un management par le chiffre. Ces quinze dernières années, le lean a plus fortement progressé chez nous que chez nos voisins, passant de 22 à 32 % de salariés concernés, alors que dans les pays nordiques (Finlande, Suède et Danemark) et d’Europe continentale (Pays-Bas, Autriche, Allemagne et Belgique), les formes d’organisation apprenantes, plus horizontales et inclusives, qui encouragent l’apprentissage réciproque et la participation des collaborateurs, ont pris le dessus (entre 54 et 65 %).

Quelles sont les conséquences sur les conditions de travail ?

B. P. Dès lors que l’on n’est pas en capacité d’atteindre des objectifs qui ont été définis sans que l’on soit consulté naît un sentiment de dépossession, de déshumanisation et de perte de sens. Plus généralement, je dirais qu’en France, depuis 40 ans, nous traitons le travail comme un coût – qu’il faut diminuer par tous les moyens – et pas comme un atout dans lequel il faut investir. En témoignent les mesures d’exonération de cotisations sociales. Or, en cherchant à réduire ce coût, au nom de la lutte contre le chômage et de la compétitivité, nous créons des emplois de piètre qualité et adoptons des stratégies délétères. Cela se traduit par de la délocalisation dans le but de faire produire moins cher ailleurs – environ 25 000 emplois perdus par an, en particulier les emplois qualifiés de l’industrie –, et un recours accru à des sous-traitants qui, pour proposer des services moins chers, rognent sur les salaires et la protection des salariés. Nous avons un quart d’entreprises preneuses d’ordres en France, et elles sont sur-représentées dans les statistiques de sinistralité. 

Pour baisser les coûts, les entreprises cherchent aussi à se débarrasser des salariés les plus chers – souvent les seniors – via des plans sociaux ou des ruptures conventionnelles : seuls 56 % des 55 - 64 ans sont en emploi en France, contre 71 % en Allemagne ou 77 % en Suède. Dans ces pays, les séniors sont précieux et contribuent à transmettre des savoir-faire de qualité, tandis que chez nous il n’y a pas de stratégie de valorisation de leur travail. 

Enfin, on augmente la pression sur ceux qui restent par des modes de management verticaux, qui imposent des objectifs toujours plus élevés aux salariés.

Bruno Palier en situation d'interview.

Vos travaux mettent-ils en lumière des pistes pour améliorer la situation ?

B. P.  Il y a plusieurs stratégies possibles. Certaines visent la qualité et l’innovation. Ce qui a un coût. C’est ce qu’a compris l’industrie allemande : les entreprises savent qu’elles ont besoin d’une main-d’œuvre qualifiée, impliquée, donc elles écoutent leurs salariés, les protègent et les payent correctement. Dans les conseils d’administration, vous avez 50 % de représentants des salariés. Les travailleurs savent qu’ils ont voix au chapitre dans la définition de la stratégie. Prenons aussi l’exemple de Volvo, en Suède : les procédés ont été repensés pour accroître la qualité, les salariés ont été associés et invités à s’exprimer sur leur contribution au projet global, leurs contraintes... Cela donne le sentiment de faire partie de l’entreprise. 

La stratégie française, au contraire, se contente trop souvent d’une production qui se situe en milieu de gamme, reposant sur des stratégies low cost en matière de travail. La France n’a pas réalisé que ce qui compte est la qualité des produits, des services rendus, et l’innovation, et que, pour y parvenir, il faut que tous les salariés soient formés, impliqués, pas seulement une élite. 

Que faudrait-il faire pour que cela changer ?

B.P. Il faudrait évidemment investir dans la recherche et le développement, la capacité d’innovation, des formes de management plus inclusif… Mais nous pourrions aussi envisager une stratégie qui ne repose pas uniquement sur la croissance. Nous avons des particularités, des services publics sur lesquels s’appuyer. La Covid-19 a accouché d’un nouveau monde en mettant en lumière un nouveau prolétariat constitué des « essentiels », ces métiers du service aux autres qui pourraient être les piliers du nouveau modèle. Plutôt que dire que ces professions doivent être les moins chères possible, nous pourrions en faire des services d’investissement social. Plus largement, il s’agirait d’équiper les personnes pour faire face aux enjeux cognitifs, sociaux, environnementaux de demain, et de valoriser les compétences d’attention et de soin aux autres…

REPÈRES

  • 1999. Thèse de sciences politiques et entrée au CNRS où il travaille sur la comparaison des systèmes de protection sociale en Europe et dans le monde
  • 2005. Publication de « Gouverner la Sécurité sociale » (PUF)
  • 2020. Publication de l’article « Pourquoi les personnes occupant un emploi “essentiel” sont-elles si mal payées ? » au Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (Liepp) de Sciences Po
  • 2021. Publication, avec Clément Carbonnier, de « Les femmes, les jeunes et les enfants d’abord » (PUF)
  • 2023. Publication de « Que sait-on du travail ? », dans le cadre d’un projet de médiation scientifique collaboratif, rassemblant 37 contributions de 60 contributeurs (Liepp, Presses de Sciences Po)
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