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Fanny Darbus et Émilie Legrand : « Penser que la douleur doit faire partie du métier est une erreur »

Alors même qu’ils sont confrontés à des tâches pénibles, les travailleurs des TPE seraient en meilleure santé que ceux des plus grandes entreprises. Dans le livre Santé au travail, s’arranger avec la santé, bricoler avec les risques (Eres), les sociologues Émilie Legrand et Fanny Darbus proposent un éclairage sur ce paradoxe à travers une exploration de très petites entreprises dans la coiffure, la restauration et le bâtiment.

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Damien Larroque, Grégory Brasseur - 21/09/2023
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Fanny Darbus et Émilie Legrand

[Article paru dans le numéro de Travail & Sécurité de juin 2023]

Travail & Sécurité. D’où est parti votre projet de recherche sur la santé au travail dans les TPE ?

Emilie Legrand. 95 % des entreprises françaises ont moins de 10 salariés, et pourtant nous manquons de connaissances sur la santé au travail dans ces structures. Pour cette enquête, qui a bénéficié d’un financement de la Dares, nous avons rencontré des patrons et des salariés d’une trentaine d’entreprises de la coiffure, de la restauration et du BTP.

Fanny Darbus. L’objectif était de comprendre le paradoxe des TPE. Que l’on regarde le nombre d’arrêts et d’accidents du travail ou les données de santé déclarées, les travailleurs semblent y être en meilleure santé que dans les entreprises de taille plus importante. Ils sont pourtant particulièrement exposés aux risques professionnels (chute et port de charge dans le BTP, station debout et horaires atypiques dans la restauration, utilisation de produits cancérogènes et postures contraignantes dans la coiffure, notamment) et ne n’utilisent que très peu, voire pas du tout, les dispositifs de prévention institutionnelle. Les TPE génèrent-elles des travailleurs en bonne santé ou leurs problèmes en la matière sont-ils invisibilisés ?

Les travailleurs des TPE feraient-ils preuve d’une endurance particulière ?

F. D. Il y a chez eux une véritable éthique de l’acharnement selon laquelle un bon professionnel est toujours présent sur son lieu de travail pour ne pas laisser tomber son patron, ses collègues ou ses clients. Pour cela, il tait ses troubles de santé et évite l’institution médicale. Cela passe par l’acceptation de la douleur, le recours à l’automédication et aux remèdes de grands-mères ou par des arrangements, comme cet ouvrier qui nous a raconté s’être fait une entorse, avoir mis un peu de glace sur sa cheville et pris son après-midi en accord avec son patron avant de revenir le lendemain.

É. L. Lorsqu’ils vont tout de même voir un médecin qui leur délivre un arrêt de travail, les salariés des TPE ne le suivent souvent qu’en partie, voire pas du tout. Il existe aussi une pression des patrons qui considèrent parfois les démarches de reconnaissance des maladies professionnelles comme déloyales. Ainsi, une coiffeuse souffrant d’un syndrome du canal carpien a expliqué avoir renoncé à faire valoir ses droits après en avoir parlé à sa patronne. C’est cette sous-déclaration massive aui pourrait expliquer les chiffres de sinistralité bas des TPE.

Il y a donc une négation des problèmes de santé ?

É. L. Non, il ne s’agit pas de déni mais plutôt de mise à distance des modes de prise en charge classique. La douleur est banalisée, comme faisant partie du métier. Quand on est coiffeuse, on a des tendinites ; quand on est couvreur, parfois on tombe… Ces professionnels acceptent les risques, la pénibilité et la souffrance d’autant plus facilement qu’ils sont issus de milieux populaires dans lesquels être dur à la peine est valorisé, et le corps perçu comme un outil à la disposition du travail. Cette endurance s’observe chez les patrons comme chez les salariés, hommes et femmes confondus. Si certains jeunes sont sensibilisés à la prévention au cours de leur apprentissage, ils intègrent vite le rapport au corps et au travail de l’entreprise. À l’instar de ces nouveaux embauchés du bâtiment à qui il était demandé de ne pas mettre de gants car ils ne permettent pas de sentir ce que l’on fait.

F. D. Les étudiants travaillant dans la restauration sont une population un peu à part. Issus de milieux plus favorisés, ils ne voient pas le corps comme un outil au service du travail mais comme un capital à préserver. S’ils supportent la pénibilité, c’est que leur passage dans le métier est transitoire. Les autres, qui se projettent sur le long terme, sont plus inquiets. Ils savent qu’à ce rythme le corps ne tiendra pas jusqu’à la fin de carrière. D’autant que la reconversion est difficile quand on a appris un métier jeune et qu’on n’a pas forcément d’autre bagage. Sans porte de sortie envisagée ou envisageable, on ne se plaint pas des pénibilités physiques ou mentales. Certains se réfugient dans le projet de posséder un jour leur propre affaire, mais les patrons sont eux aussi sur le pont, soumis à de rudes conditions de travail. Nous avons par exemple recueilli le témoignage de l’un d’eux, dans le BTP, qui souffre d’une hernie discale entraînant des paralysies ponctuelles et qui continue à travailler contre l’avis du médecin.

Cela signifie-t-il que les TPE ne s’intéressent pas à la prévention ?

F. D. C’est plus compliqué que cela : les pratiques sont rarement décrites au-delà du « faire-attention ». Si l’on parle de prévention institutionnelle, le sous-engagement en la matière est évident car elle n’est jugée ni accessible ni adaptée, à l’image du document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP) dont la grande majorité des TPE sont dépourvues. Cette prévention prescrite apparaît comme une contrainte, voire une menace incarnée par la visite de l’inspection du travail. On voit s’opposer « eux », à savoir des institutions peu au fait de la réalité du travail, et « nous », les travailleurs.

É. L. Il y a néanmoins des cas où le message passe. Notamment lorsque la Carsat prodigue des conseils très pragmatiques nécessitant peu d’engagement financier… Là, des TPE s’approprient les recommandations qu’elles reconnaissent comme une amélioration des conditions de travail.

Quelles réalités recouvrent le « faire-attention » et plus largement les pratiques de prévention que vous évoquez ?

F. D. Nous avons observé trois logiques pour prévenir les risques : relationnelle, réactive et plus rarement préventive. La première consiste en la construction d’une équipe stable et soudée dès le recrutement pour éviter le turn-over, le sous-effectif étant facteur de risques. Les patrons nous disent vouloir éviter les fortes têtes qui peuvent mettre à mal le bon fonctionnement des collectifs. Ces derniers, lorsqu’ils vont bien, favorisent l’engagement du personnel, l’entraide, le soutien technique et affectif. Cette « bonne ambiance », qui facilite les arrangements sur les horaires ou les congés par exemple, constitue un antalgique pour soutenir les pénibilités… Mais ce n’est pas réellement prendre en compte la santé.

É. L. La logique qui consiste à identifier un risque et à s’y adapter nécessite de faire attention à soi et aux autres. Dans le bâtiment, le travail en binôme permet la mise en place de routines entre les partenaires qui partagent les pratiques et peuvent anticiper leurs gestes respectifs. Cette approche s’appuie aussi sur un savoir pratique qui permet de diluer les pénibilités. Par exemple, couper en deux les sacs de ciment avant de les transporter. Les patrons gèrent parfois eux-mêmes les situations complexes ou dangereuses, qu’il s’agisse pour eux de protéger les équipes ou de la crainte d’être responsable d’un accident. Dans la restauration, ils s’interposent entre leurs effectifs et des clients difficiles. Dans le BTP, ils montent sur un toit pour une réparation rapide, sans mise en place d’un échafaudage. Les stratégies de prévention intégrées et anticipées ont été observées dans le champ de l’organisation du travail. Je pense à un patron de bar qui limite l’exposition du personnel à des comportements jugés pénibles en ne proposant pas certaines boissons prisées par la clientèle festive afin de la détourner de son établissement, et qui ferme plus tôt que ses concurrents pour la même raison. Un comportement que l’on peut rencontrer dans certaines entreprises du BTP qui, quand elles le peuvent, vont refuser des chantiers réputés particulièrement dangereux.

REPÈRES

Fanny Darbus

  • Maîtresse de conférences à Nantes Université depuis 2011, où elle crée en 2017 un master santé et conditions de travail au sein de l’UFR de sociologie.

Émilie Legrand

  • Maîtresse de conférences à l’université du Havre, au département carrières sociales depuis 2010.

2023. Publication de Santé au travail, s’arranger avec la santé, bricoler avec les risques, éditions Érès, 2023, résultat d’une étude lancée en 2018.

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