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L'invitée du mois

Anne Marchand : « Les cancers liés au travail peinent à sortir de l’ombre »

Le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle
en Seine-Saint-Denis (Giscop93) accompagne des salariés et des retraités atteints d’un cancer afin de retracer de possibles expositions cancérogènes dans leurs parcours professionnels. Anne Marchand, sociologue et codirectrice du Giscop93, a mené une thèse en histoire et sociologie auprès de cette population. Ses constats mettent en lumière la question de la visibilité des cancers liés au travail.

5 minutes de lecture
Grégory Brasseur, Céline Ravallec - 16/03/2024
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Portrait d'Anne Marchand, sociologue et codirectrice du Giscop93

[Article paru dans le numéro de Travail & Sécurité de décembre 2023]

Travail & Sécurité. Avec le Giscop93, vous avez réalisé une thèse « Reconnaissance et occultation des cancers professionnels : le droit à réparation à l’épreuve de la pratique », menée sur le département de la Seine-Saint-Denis. En quoi a-t-elle consisté ?

Anne Marchand. Le Giscop93 a mené, ces dernières années, des entretiens auprès d’environ 1 400 patients atteints de cancers. Ceux-ci ont accepté d’être questionnés sur leur travail afin que l’on reconstitue leurs parcours professionnels de la façon la plus fine possible – emploi par emploi, poste par poste – depuis la sortie de l’école jusqu’à la survenue du cancer. L’objectif était de permettre à un collectif d’experts d’identifier d’éventuelles expositions à des produits cancérogènes au cours de ces parcours et de les qualifier suivant plusieurs critères : probabilité, fréquence, intensité, présence de pics d’exposition… J’ai alors accompagné environ 200 de ces patients dans leurs démarches de reconnaissance de leur cancer en maladie professionnelle. Cela a nourri mon travail de recherche, qui a également consisté à explorer des archives et à réaliser de nombreux entretiens avec différents acteurs de la prévention et de la réparation.

LE GISCOP93

Le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle est né en 2002 en Seine-Saint-Denis, à l’initiative de médecins en santé publique, de médecins du travail, de chercheurs. Ceux-ci avaient été alertés par la surmortalité par cancers sur ce département historiquement industriel et ouvrier, en particulier les cancers broncho-pulmonaires et des voies aérodigestives supérieures. Les comportements individuels ne pouvant être seuls en cause, ils ont construit un dispositif de recherche-action pour explorer et identifier de possibles origines professionnelles.

Quelle a été la réaction des salariés quand ils ont pris conscience du lien entre leur maladie et les expositions qu’ils ont pu subir au cours de leur parcours professionnels ?

A. M. C’est une vraie difficulté d’identifier des expositions qui ont eu lieu 20, 30, voire 40 ans plus tôt, en l’absence de dispositifs de traçabilité pérennes. Le plus souvent, identifier le travail comme une des causes de la survenue du cancer est pour eux une révélation. Certains peuvent dire « Oui, il y avait de la poussière », « ça sentait mauvais », mais jamais ils n’auraient imaginé que leur travail puisse être en cause dans cette maladie grave. Il y a beaucoup d’incompréhension. Ils se disent : « Pourquoi m’a-t-on laissé travailler dans un environnement dangereux ? » Ce qui les laisse désemparés, c’est que la survenue de ces cancers résulte de conditions habituelles de travail, en toute légalité.

Vous évoquez d’ailleurs un « impensé collectif » à propos des cancers liés au travail…

A. M. Plusieurs raisons se rattachent à cela. D’une part, les comportements individuels sont toujours mis en avant dans les représentations publiques autour de la santé. D’autre part, les salariés ignorent le plus souvent la toxicité des produits auxquels ils ont été exposés, ou même qu’ils y ont été exposés. Une étude de l’INRS réalisée en 2013 auprès d’artisans plombiers avait montré que beaucoup ignoraient avoir été en contact avec de l’amiante dans leur activité. Peut-être aussi que c’est inimaginable parce que dans le domaine de la santé au travail, le judiciaire a très peu parlé. La loi de 1919 sur la réparation a représenté une conquête sociale formidable à une époque où il y avait peu de protection sociale, mais en même temps elle contient plein d’ambivalences. En faisant sortir du droit commun les maux du travail, on est allés vers une responsabilité sans faute. D’une certaine façon, le système assurantiel a banalisé accidents du travail et maladies professionnelles. Enfin, l’effet différé des produits cancérogènes, après plusieurs dizaines d’années, rend leur rôle le plus souvent insoupçonnable. Et puis, il est compliqué de remettre en cause un boulot que l’on a aimé, dont on a de bons souvenirs…

Anne Marchand en interview.

Avez-vous identifié des facteurs dans l’entreprise qui tendent à maintenir cette occultation du lien entre le travail et la maladie ?

A. M. Il existe de nombreuses différences dans les pratiques suivant le contexte d’emploi, la taille des entreprises (petit artisan ou grand groupe), la culture, etc. Mais lors des entretiens, j’ai constaté que l’accès à l’information est difficile. Et ce, encore aujourd’hui, même en présence d’un collectif syndical fort. Parfois, la direction oppose le secret industriel pour ne pas dire quels produits ont été utilisés. Parmi les obstacles à la perception par les salariés, il y a aussi le sentiment persistant d’être protégé. J’ai l’exemple frappant de salariés exposés à des poussières toxiques qui mentionnaient, lors de la reconstitution de leur parcours professionnel, les bouteilles de lait fournies par la direction et qu’ils consommaient pour « nettoyer leur organisme » en fin de journée. C’est anecdotique mais la récurrence de ce type de mention montre que certaines croyances ont la vie dure. Sur une autre dimension, la surveillance médicale renforcée a pu aussi être synonyme, chez certains, de mise à distance du danger. J’ai l’exemple d’un fraiseur dans une entreprise d’usinage graphite, exposé à des hydrocarbures aromatiques polycycliques et à ce titre faisant l’objet d’un suivi médical renforcé. Il est décédé à 47 ans d’un cancer, et sa veuve, évoquant leurs désaccords concernant ce travail, nous disait : « Il pensait être protégé, en fait on l’endormait. » C’est sa douleur qui s’exprimait, néanmoins elle est révélatrice d’une confusion : le suivi médical n’empêche pas de tomber malade. On peut également parler des valeurs limites d’exposition professionnelle (VLEP), qui véhiculent à tort l’idée qu’à partir du moment où l’on est en dessous, tout est sous maîtrise. Alors que l’essentiel des substances cancérogènes n’ont pas d’effet à seuil, et que l’on est le plus souvent en présence de polyexpositions. Les équipements de protection individuelle peuvent aussi procurer un faux sentiment de protection. Me revient le cas d’un grenailleur, dans une situation où le danger n’était pas supprimé à la source. Il était persuadé d’être protégé par sa combinaison alors qu’elle était inadaptée, inefficace et qu’il respirait de l’air pollué. Qu’y a-t-il de pire que de se sentir protégé quand on ne l’est pas ? C’est bien pourquoi les EPI arrivent en dernier dans les principes généraux de prévention. Enfin, je citerai la norme du travail bien fait, et l’idée que certaines substances sont incontournables dans les procédés de travail pour aboutir à un bon résultat.

Qu’est-ce que ces constats mettent en perspective ?

A. M. Tout ceci illustre à quel point les cancers liés au travail peinent à sortir de l’ombre. Reconstituer les traces du travail exposé est complexe et accéder au droit et à la reconnaissance l’est tout autant. Au fil des décennies, on a vu se développer de nouvelles formes d’emplois, parfois plus précaires, avec une dévalorisation du salariat, un recours accru à la sous-traitance. Et, en parallèle, un affaiblissement de certaines instances régulatrices. De plus, travailler sur la prévention des expositions cancérogènes est quelque chose dont on ne perçoit pas le résultat immédiatement, cela entre en tension avec toutes les logiques d’efficacité, de rentabilité, de résultats à court terme. Alors, comment en sortir ? Peut-être en repensant nos usages. On constate que les polluants qui servent dans les process de production et peuvent être toxiques pour les travailleurs se retrouvent ensuite dans les produits de consommation, et durablement dans l’environnement. À tous les niveaux, ils sont néfastes. L’urgence ne serait-elle pas de tout remettre à plat et de s’inscrire véritablement dans une prévention primaire ?

REPÈRES

  • 2002. Création du Giscop93
  • 2010. Master en sciences sociales « Enquête terrain théorie »
  • 2011-2014. Recherche interventionnelle en santé des populations financée par l’Inca pour identifier les facteurs d’inégalité face à la déclaration, la réparation et l’indemnisation, et expérimenter des leviers pour les réduire
  • 2018. Thèse en histoire et sociologie sur la santé des populations
  • 2020. Codirection du Giscop93
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