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Chaheir Chabane et Pascal Jacquetin : des statistiques au service de la prévention

10000 fiches de sinistralité, 300 travaux par an… Entre production des statistiques, réalisation de documents d’analyse et constitution de bases de données, l’équipe de la mission statistiques de la Caisse nationale d'assurance maladie (Cnam) dispose d’une connaissance approfondie des risques professionnels en France. Rencontre avec Pascal Jacquetin, adjoint à la direction des risques professionnels, et Chaheir Chabane, statisticien Cnam/DRP. 

5 minutes de lecture
Lucien Fauvernier, Delphine Vaudoux - 07/03/2024
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Portrait de Chaheir Chabane et Pascal Jacquetin.

Travail & Sécurité. Pouvez-vous nous présenter la mission statistiques de la Cnam ?

Pascal Jacquetin. Depuis sa création en 1947, il y a toujours eu des statisticiens à la Cnam. Pour ce qui concerne la branche assurance maladie-risques professionnels (AT-MP), ils étaient peu nombreux et travaillaient à partir de données peu qualitatives. Pendant longtemps leur rôle s’est limité à fournir des éléments d’analyse généraux sur la sinistralité des secteurs professionnels. Même s’il y a eu des évolutions, c’est en 2008, avec la création de la mission statistiques, que la Cnam s’est dotée d’une véritable « force de frappe » d’analyse des données collectées concernant les risques professionnels. Aujourd’hui, la mission statistiques est composée de six statisticiens et d’une coordinatrice de projet. Nos missions et nos champs d’actions ont été élargis: nous sommes les interlocuteurs principaux sur toutes les questions statistiques pour la direction des risques professionnels bien sûr, mais nous avons aussi en charge l’animation du réseau interne des statisticiens concernés par les accidents du travail et les maladies professionnelles. Depuis que le compte professionnel de prévention a été rattaché à la branche AT-MP, nous fournissons tous les éléments statistiques qui lui sont associés. 

De quelle nature sont les travaux que vous réalisez?

P. J. Nous réalisons les statistiques annuelles « brutes » de la branche AT-MP, soit environ 10000 fiches sectorielles, avec des indicateurs centraux tels que le nombre d’accidents du travail, d’accidents de trajet et, enfin, de maladies professionnelles. Nous fournissons aussi des statistiques plus détaillées à usage interne de la branche, de l’État, de la Cour des comptes ou des corps d’inspection et de contrôle. Nous produisons des documents d’analyse et de mise en perspective de ces statistiques, le rapport d’évaluation des politiques de Sécurité sociale AT-MP ou encore les livrets de sinistralité des neuf grands secteurs d’activité (Comité technique national CTN). Nous constituons des bases de données pour des demandes externes formulées par des intervenants institutionnels comme la Dares, Santé publique France, l’Anses… ou pour des travaux de recherche tels que ceux menés par l’INRS. Nous participons également à différentes publications comme les rapports «Enjeux Actions»; nous avons réalisé des simulations d’impact d’une éventuelle refonte du barème de l’incapacité permanente…

Chaheir Chabane. Nous réalisons aussi des ciblages pour les actions de gestion du risque au niveau de la branche AT-MP : TMS Pros, Risques chimiques Pros, gestion du risque accident de trajet, sous-déclarations ou déclarations tardives… Ces travaux aiguillent notamment l’action des Carsat sur le terrain. 

L'équipe de la mission statistique de la Cnam.

Les statistiques que vous publiez sont anonymes, comment s’en assurer ?

P. J. Selon une loi datant de 1951, nous ne pouvons rendre publiques des informations susceptibles d'être utilisées contre les personnes qui les ont fournies. Donc nous avons pour obligation de ne publier que des statistiques ne permettant pas de reconnaître une entreprise ou une personne. Nous ne pouvons donc pas publier de données concernant moins de 4 entreprises et une entreprise ne doit pas représenter plus de 85% du nombre affiché. 

Vos statistiques sont exploitables par les grandes entreprises, mais pour les plus petites, c’est nettement plus compliqué…

P. J. En effet, les données macro ont du sens. On peut ainsi dire qu’en France il y a 500 sinistres de type accidents du travail avec arrêt par heure de travail. En revanche, il est difficile de communiquer en direction d’une entreprise de trois salariés pour lui dire qu’il s’écoulera en moyenne quinze ans entre deux AT. Dans les petites entreprises, l’indice de fréquence n’a aucun sens. Il ne faut pas avancer ce chiffre, mais plutôt des éléments de comparaison pour que le chef d’entreprise puisse se situer, et lui dire par exemple: « Vous avez eu un AT grave comme 10% des entreprises de la même taille que la vôtre. » C’est une information que l’on affiche dans le compte employeur et, pour la rendre accessible, l’une de nos statisticiennes fabrique une base à usage interne pour que l’employeur puisse se comparer aux autres.

Chaheir Chabanne et Pascal Jacquetin en interview.

Qui vous aide pour analyser les statistiques ?

P. J. Un statisticien ne travaille jamais seul. Pour décrypter nos chiffres, nous nous appuyons sur des médecins, des préventeurs… Si je prends l’exemple du BTP, il apparaît que les femmes sont moins victimes d’accidents du travail que les hommes dans ce secteur. Pour aller plus loin, nous avons besoin de savoir que d’abord il y a peu de femmes dans le BTP et, surtout, que beaucoup de femmes dans ce secteur ont des postes administratifs, ce qui change tout.

Comment a évolué votre travail ces dernières années ?

C. C. Il y a eu une vraie avancée organisationnelle. Auparavant, les statisticiens des caisses régionales travaillaient de façon un peu isolée, avec peu de dialogue avec le siège. Désormais, nos actions sont concertées et je fais le lien avec les collègues en région. L’idée est de se parler, d’échanger mais aussi de maîtriser nos processus de création de la statistique afin d’être en mesure de rendre des travaux solides.

P. J. Une avancée méthodologique majeure a été d’investir dans l’analyse statistique des textes. C’est un bel exemple de ce que la statistique peut accomplir. Si l’on prend le rapport « Enjeux Actions » de 2018 portant sur les affections psychiques liées au travail, c’est en analysant les termes des déclarations d’AT que nous avons pu établir que les risques psychosociaux étaient à l’origine d’environ 20000 accidents du travail, soit 10000 de plus que ce qui était traditionnellement admis si l’on s’en tient au codage des accidents du travail. Nous avons pu établir que, dans 50% des cas, les affections psychiques reconnues comme AT sont directement liées à des violences externes… mais que, pour 50% des cas restants, il y a l’expression d’un mal-être plus diffus qui peut passer inaperçu si l’on ne s’intéresse pas aux éléments écrits par l’employeur ou le salarié.

Quel est l’avenir de la mission statistiques ?

P. J. Dès 2024, nous allons avoir accès à la base de données de la déclaration sociale nominative (DSN), ce qui va nous permettre d’avoir une connaissance plus fine des profils de travailleurs touchés par un AT. Par exemple, nous connaîtrons leur type de contrat (CDI, CDD ou intérim), mais aussi leur carrière, ce qui nous permettra de mener de nouvelles recherches sur le lien éventuel entre sinistralité et mobilités professionnelles par exemple. Autre sujet qui pourrait être un beau terrain de recherche, celui du lien entre dynamisme des entreprises et AT. En effet, nous avons des éléments statistiques qui montrent qu’une partie de la sinistralité d’une entreprise est liée à sa croissance, avec un pic d’accidents pour les effectifs compris entre 30 et 50 salariés. Notre hypothèse est que ce pic intervient lorsqu’une petite entreprise se développe, avec peu de ressources internes en prévention et d’encadrement intermédiaire. C’est souvent là que les entreprises vont s’intéresser aux aides financières proposées par les Carsat pour s’équiper. Mais c’est aussi à ce moment-là que le risque d’AT est le plus prégnant. L’idée serait de mieux cibler et sensibiliser les petites entreprises, un peu plus en amont, pour éviter justement ce pic de sinistralité. Pour cela, nous avons besoin de confirmer ce qui n’est aujourd’hui qu’une intuition.

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