Travail & Sécurité. Vous avez publié à l’automne dernier un livre consacré à l’invisibilité des victimes d’accidents du travail. Pourquoi vous êtes-vous intéressée à ce sujet ?
Véronique Daubas-Letourneux. Cela fait plus de vingt ans que mes recherches, notamment des recherches-actions auprès de catégories professionnelles ciblées (dockers, marins-pêcheurs, agriculteurs), portent sur la santé au travail. Je questionne le travail, ses conditions de réalisation, dans une démarche de santé publique et de prévention. Et je m’y intéresse à travers les atteintes à la santé. Car derrière ces questions se posent le sens du travail, sa place dans nos vies mais aussi, en filigrane, celle de la société dans laquelle nous souhaitons vivre.
Votre ouvrage comporte plusieurs témoignages d’accidentés du travail. Est-ce une façon de rappeler une réalité parfois oubliée ? À savoir que chaque année, en France, 900 000 personnes se blessent au travail…
V. D.-L. J’ai voulu donner une place importante aux récits, c’est une porte d’entrée saisissante pour aborder cette thématique. Les accidents du travail « ordinaires » sont rarement observés par le prisme des parcours individuels. Le plus souvent, ils sont attribués à une imprudence ou une négligence de la victime, à la fatalité, « aux risques du métier ». À travers ces témoins et leurs proches, on reconstitue le processus de l’accident, ce qui y a mené, et les conséquences qui en ont découlé. C’est notamment l’occasion de rappeler que tout accident peut être la résultante d’un risque majeur, qu’il convient d’interroger sous un angle plus global. Il y a un vrai paradoxe entre l’ampleur du phénomène – 14 morts en moyenne par semaine pour le seul régime général en 2019 – et son invisibilité. Si on découvrait qu’un moustique transmettait une pathologie responsable de 14 morts chaque semaine, il y aurait une réaction immédiate des pouvoirs publics et une mobilisation de la société pour trouver au plus vite une solution.
Comment expliquer cette invisibilité dans la société ?
V. D.-L. Une première explication possible serait que les accidents du travail sont considérés comme un risque « assuré ». Nous héritons d’un système – la loi de 1898 – qui assure la prise en charge et l’indemnisation financière d’un accident du travail. Cette approche assurantielle repose sur une gestion individualisée, qui ne questionne pas les conditions de survenue de l’événement, ni par conséquent l’organisation du travail. Une fois l’indemnité versée, on considère que c’est réglé. Autre explication possible : les groupes sociaux les plus concernés (ouvriers, femmes dans le secteur du soin à la personne…) sont dans une posture dominée : ils ne sont déjà pas visibles dans le travail ni dans la société. Leurs accidents sont donc tout aussi invisibles. Le faible poids des syndicats notamment peut également expliquer ce manque de visibilité. Les syndicats se mobilisent plus sur des questions d’emplois, de salaires, que sur les conditions de travail.
De la même façon, y a-t-il des secteurs plus « vulnérables » ?
V. D.-L. Les secteurs les plus concernés par les accidents du travail sont la construction, l’agroalimentaire, l’intérim, le transport-logistique et le soin à la personne. On est là face à un public qui est déjà dans une forme de précarité notamment économique, qui l’invite à passer sous silence ses blessures pour continuer à travailler. Pour changer la donne, il faudrait de plus larges mobilisations. J’ai vu au fil de mes recherches des collectifs se constituer. Mais ils demeurent liés à un secteur économique spécifique comme les dockers, les agriculteurs, ou les cordistes. Il est vrai que le marché de l’emploi et l’organisation du travail ont aussi beaucoup fait éclater les collectifs, ce qui peut expliquer le peu de mobilisations. À cela s’ajoute l’approche culpabilisante très souvent rencontrée tant chez la victime – « j’aurais dû faire attention » – que parfois dans son entourage – « c’était bien les vacances ? », au retour d’un arrêt. Il y a vraiment une forme de minimisation systématique, ou l’idée que cela relève de la fatalité ou « des risques du métier ».
Y a-t-il des tendances récurrentes dans l’analyse des accidents ? Vous parlez d’approche culpabilisante, est-ce que les victimes pensent fréquemment que c’est de leur faute ?
V. D.-L. Il est compliqué de faire des généralités, chaque cas étant unique. Mais quand on analyse le contexte de survenue d’un accident, il ressort le plus souvent que le travail était fait en situation d’urgence, aggravé par un contexte récurrent de manque de personnel, souvent pour des raisons d’économies. L’événement soudain qui survient découle de risques professionnels avérés. Un accident est toujours un événement dans un processus long, qui a débuté bien avant, et se poursuit bien après, pour la victime, pour son entourage, professionnel et personnel. Il y a donc de vrais enjeux à questionner le travail tel qu’il est organisé, à voir dans quelle mesure, au-delà des solutions techniques, des solutions organisationnelles peuvent être apportées.
Les statistiques montrent une stagnation du nombre d’accidents du travail ces dernières années après une période continue de baisse pendant plusieurs décennies. A-t-on atteint un plancher ou cela traduit-il d’autres tendances ?
V. D.-L. La baisse régulière et importante du nombre d’accidents, jusque dans les années 1990, a été liée à la baisse tout aussi importante de la part du monde ouvrier dans le marché de l’emploi. Mais aujourd’hui, on ne peut que constater que les conditions de travail ne s’améliorent pas partout. C’est le cas notamment dans les métiers d’aide à la personne. Et l’essor de nouveaux statuts et de nouvelles formes d’emplois via les plates-formes – comparables à des situations de subordination cachée – peut inquiéter. Il y a une tendance à l’intensification du travail qui met souvent la santé du travailleur à rude épreuve, et pas uniquement sur le plan physique mais aussi sur le plan psychique. D’où l’apparition de nouvelles maladies liées au travail comme le burn-out, qui ne fait toujours pas l’objet d’un tableau de maladie professionnelle. Par ailleurs, il ne faut pas oublier le phénomène de sous-déclaration qui peut fausser une partie des chiffres : seuls environ 2 000 cancers d’origine professionnelle sont reconnus chaque année, alors que différentes estimations les évaluent entre 13 000 et 30 000 par an.
Peut-on espérer une amélioration de la situation grâce au quatrième plan Santé au travail (PST) ?
V. D.-L. Il y a une vraie volonté de s’attaquer aux risques d’accidents graves et mortels à travers des actions ciblées vers les publics les plus touchés – jeunes, travailleurs intérimaires, travailleurs détachés –, il faut le souligner. Mais ce PST contient aussi beaucoup de préconisations individuelles, alors fera-t-on vraiment de la prévention ou simplement de l’accompagnement du salarié ? Il faudrait prendre plus de hauteur et acter que le travail ne doit pas être juste un gagne-pain. C’est pourquoi la santé – dont la santé au travail – doit faire sens sur la trajectoire de vie. Décloisonner, travailler sur le sens et le contenu du travail pourrait contribuer à réduire l’invisibilisation des accidents du travail. Cela inclut une autre question, celle de l’attractivité des métiers. Un levier est la reconnaissance financière, mais cela implique également de réfléchir au travail qui va avec, à son contenu, sa valeur sociale et son sens. Il faut recréer un temps et un espace commun pour parler du travail, de la qualité du travail, en associant tout le monde, salariés, responsables hiérarchiques, employeurs… Le coût social global de la santé au travail est très élevé – bien supérieur aux indemnités versées – et n’est jamais comptabilisé. Ces réflexions sur le travail servent finalement d’analyseurs de toute notre société, sur la société dans laquelle on veut vivre demain.
REPÈRES
• 2021. Publication de Accidents du travail, Des morts et des blessés invisibles, Bayard
• 2015. Entrée à l’École des hautes études en santé publique
• 2010. Création d’un cabinet d’études et de recherches – réponse à des appels à projets et projets commandités (Dares, Direccte…)
• 2006. Post-doctorat au sein du Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine-Saint-Denis (Giscop93)
• 1999. Thèse de doctorat en sociologie, puis recherche contractuelle (postdoc., projets ANR, Dares, Fondation de Dublin pour l’amélioration des conditions de travail, Sumer...)