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Pierre-Yves Gomez : « Il faut réintégrer le travail dans la gouvernance des entreprises »

Pierre-Yves Gomez est économiste et professeur à l’EMLyon business school. Il revient sur la crise sanitaire qui a accentué des tendances dans les entreprises telles que l’invisibilité du travail ou la perte des collectifs de travail. « Le monde d’après » commence à exiger de réintégrer le travail dans la gouvernance des entreprises et de reconstituer des collectifs de travail forts.

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Grégory Brasseur, Céline Ravallec - 20/10/2022
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Pierre-Yves Gomez, économiste et professeur à l’EMLyon business school.

Travail & Sécurité. En tant qu’économiste, vous avez fondé en 2003 l’Institut français de gouvernement des entreprises ? De quoi s’agit-il ?

Pierre-Yves Gomez. J’ai créé l’Institut français de gouvernement des entreprises comme un centre de recherche et un laboratoire social au sein de EMLyon business school, de manière à aborder l’entreprise à travers sa gouvernance. Les chercheurs y étudient les structures permettant de légitimer et d’assurer les pouvoirs qui orientent le devenir des entreprises. Pouvoirs fondés juridiquement mais aussi rapports de force et d’autorité dans les instances de gouvernance afin de comprendre comment les stratégies des entreprises sont déterminées par les choix et les intérêts des gouvernants. Nous avons commencé à aborder la question du travail au début des années 2010, en constatant que la financiarisation de l’économie, en œuvre depuis les années 1980, avait tendance à invisibiliser le travail dans les instances de gouvernance : les résultats financiers devenaient les déterminants de la performance, donc de l’organisation du travail et même les prescripteurs du travail. Or c’est par l’organisation du travail que les collaborateurs sont gouvernés et que s’exprime la place de l’entreprise dans la société. Il fallait donc réintégrer le travail dans la gouvernance.

Comment analysez-vous les évolutions du travail en lien avec les progrès techniques, comme par exemple la numérisation ?

P.-Y. G. On connaît l’ambivalence des outils de gestion, notamment ceux qui sont utilisés par les managers. C’est vrai qu’ils leur facilitent la tâche, réduisent l’effort, concentrent l’information, permettent de standardiser et de simplifier les décisions et, d’une certaine manière, de les rendre plus équitables. Mais ils surdéterminent le travail du manager, créent des écrans numériques en décalage avec la réalité des activités, ce qui oblige à des ajustements permanents, voire à des contournements, pour que la production soit malgré tout assurée. L’illustration la plus parlante est l’utilisation des mails : c’était initialement un outil pratique pour communiquer, partager des informations. Au fil du temps, c’est devenu un outil contraignant, qui nous submerge, au point de nous conduire à consulter les messages le soir ou le week-end, et potentiellement source d’incompréhensions ou de déperdition d’informations. De ce point de vue, les outils numériques compliquent plutôt la tâche de l’encadrement. D’autant que leur complexité
nécessite des compétences et des pratiques qui absorbent une partie de l’activité du manager, qui se retrouve obligé d’alimenter ces outils en information pour qu’ils fonctionnent : faire des reportings, remplir des tableaux, etc. Ce constat est aussi vrai pour les collaborateurs dans la mesure où les outils de gestion, notamment numériques, sont des moyens de décentraliser à leur niveau une partie de la gestion. Ceci dans un souci, là encore ambivalent, à la fois d’autonomisation et d’autocontrôle. Ils conduisent à l’invisibilisation de leur travail réel. Sortir des contraintes ou des excès de ces outils ne peut passer que par des solutions systémiques, comme la loi sur le droit à la déconnexion.

Comment la crise sanitaire est-elle venue percuter les évolutions observées en entreprise ou en créer de nouvelles ?

P.-Y. G. La crise sanitaire n’a fait qu’exacerber une tendance déjà perceptible dans les années 2010, qui est une dégradation du sens du travail. Elle a aussi réduit la dimension collective du travail dans la mesure où elle a affaibli les collectifs permettant de trouver du soutien, de l’énergie mais aussi du sens à son travail. En se transformant en une sorte de grand tableur rendant compte de tâches anonymisées, l’entreprise a limité les prises de parole sur le sens des activités. Mais cette préoccupation essentielle demeurait de manière latente et a alimenté la résistance du travailleur à son invisibilisation dans ce monde numérisé.

Alors que le collectif est devenu faible, il a réagi par une résistance individuelle au travail prescrit : déclin de l’engagement personnel vis-à-vis de l’entreprise, voire de son travail ; limitation de l’effort au minimum requis ; recours à l’absentéisme pour réguler la charge de travail ou le désintérêt à son égard, etc. La crise de la Covid-19 a donc libéré une résistance individualiste déjà forte en rendant manifeste l’absurdité du système financiarisé et de la course au rendement. Cette résistance se traduit désormais par une rotation accélérée de collaborateurs, de tous niveaux hiérarchiques, devenus indifférents à l’entreprise pour elle-même.

Le télétravail, en accentuant une forme d’autonomie mais surtout en déconnectant les activités exercées d’une présence physique dans un espace commun, a contribué à ce nouveau rapport au travail qui est davantage un rapport à une activité que l’appartenance à une communauté de production. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, que le télétravail ne soit pas soumis aussi à de fortes contraintes organisationnelles. On constate une grande stupéfaction de la part des dirigeants et services RH face à ce mouvement. Les entreprises n’avaient pas anticipé qu’anonymiser les travailleurs les rend interchangeables.

Dans ce contexte, quelle est la place du management ? Doit-elle être redéfinie ?

P.-Y. G. C’est d’abord l’entreprise elle-même qui doit être redéfinie, et ce n’est pas la première fois dans son histoire. Ce n’est pas un hasard si, depuis la fin des années 2010, on assiste au grand retour du thème du sens du travail, mais aussi de la raison d’être des entreprises. C’est effectivement par là qu’il faut commencer : il ne va plus de soi que l’entreprise soit utile à la société et à son environnement. Or le sens du travail oblige à répondre à deux questions essentielles : À quoi ça sert ? À quoi je sers ? La première est décisive : si on ne voit pas clairement dans quelle logique et pour quelle fin on doit assurer un effort et mettre en jeu ses compétences, il est impossible de répondre à la seconde. Et donc de se sentir partie prenante d’une aventure collective. D’où l’intense activité politique des entreprises pour redéfinir leurs places dans la société, leurs raisons d’être.

Leur management ne peut plus se contenter de prescrire la performance et d’assurer les résultats. Pour réimpliquer les collaborateurs, le management a de plus en plus vocation à recomposer des collectifs de travail fondés sur le sentiment de participer, ensemble, à un projet utile, à un objectif commun. Le mouvement actuel de « grande démission » n’est pas durable. Aujourd’hui, on est sortis de la financiarisation. L’enjeu clé des années à venir au sein des entreprises va être de reconstruire ces collectifs de travail. Et plus que le lien au travail, c’est le lien à l’entreprise qui est à refonder. Il va rapidement être de plus en plus demandé aux entreprises d’être actrices dans la société, d’apporter des solutions face aux enjeux qui vont se présenter (économiques, écologiques, sociaux, sociétaux…), et de redevenir des espaces de solidarité. Il va donc falloir un changement de culture tant de la part des dirigeants, qui ont pu contribuer à détruire ces collectifs, que de la part des collaborateurs, notamment les jeunes de 20-30 ans, qui expriment un fort individualisme et n’ont pas connu cette culture du collectif. 

REPÈRES

  • 1993. Doctorat en gestion et, depuis cette date, professeur à EMLyon business school.
  • 1999-2002. Professeur invité à la London business school.
  • 2003. Création de l’IFGE, centre de recherches et laboratoire social comptant trois professeurs titulaires, une dizaine de chercheurs associés et sept doctorants. Ses sujets de recherche portent principalement sur l’évolution des gouvernances de sociétalisation et sur l’impact de la transition écologique sur la gouvernance des entreprises.
  • 2013. Publication de  Le travail invisible. Enquête sur une disparition , François Bourin éditeur.
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