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Marie Pezé : « C’est l’organisation du travail qui fait le terreau du burnout »

Le burnout – ou syndrome d’épuisement professionnel – est devenu, pour Marie Pezé, psychologue spécialiste du sujet, un concept réceptacle de toutes les plaintes liées au monde du travail. Ce qui n’enlève rien de sa pertinence et ne doit pas faire oublier sa signification : témoigner de la souffrance de nombre de salariés.

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Lucien Fauvernier - 19/07/2022
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Marie Pezé, psychologue et spécialiste du burnout

Travail & Sécurité. Quelle est la définition du burnout, ou syndrome d’épuisement professionnel ?

Marie Pezé. Le terme de syndrome de burnout a été utilisé pour la première fois en 1974 par Herbert Freudenberger. Pour lui, le syndrome d’épuisement professionnel provient de l’écart entre un idéal de changement et la réalité de l’environnement de travail, chez des psychiatres et soignants surinvestis dans la prise en charge de toxicomanes. En 1993, Christina Maslach est la première à définir le burnout selon trois dimensions : l’épuisement, la dépersonnalisation et l’inefficacité. Au tournant des années 2000, les travaux de Christine Färber précisent que le syndrome d’épuisement professionnel qui prévaut aujourd’hui est marqué par des individus qui ont une multitude d’obligations, des pressions externes croissantes, des exigences grandissantes de la part des autres et un salaire qui ne compense que partiellement les efforts fournis. Le concept de burnout n’a donc cessé d’évoluer pour être défini aujourd’hui, dans la 11e révision de la Classification internationale des maladies (CIM-11), comme un syndrome résultant d’un stress chronique au travail caractérisé par un épuisement, un retrait vis-à-vis du travail et une perte d’efficacité professionnelle. La CIM-11 stipule que ce syndrome désigne bien des phénomènes liés au contexte professionnel et ne concerne pas d’autres domaines de la vie.

Comment ce syndrome se manifeste-t-il ?

M. P. Pendant longtemps, les symptômes d’un burnout ont été considérés essentiellement sur le plan psychique. Aujourd’hui, les tableaux cliniques montrent plutôt que c’est le corps qui lâche en premier avec des risques élevés d’accidents vasculaires cérébraux (AVC), d’infarctus, de Karoshi (mort subite au travail), d’apparition de diabète insulino-dépendant… Sans oublier les troubles cognitifs qui se retrouvent très souvent chez les personnes en burnout avec une dégradation des capacités de concentration, de logique, et une atteinte parfois irréversible des mémoires. On le comprend bien, il n’est pas aisé de donner une définition nette du burnout. C’est certainement pourquoi ce dernier est devenu un mot valise dans lequel est mis tout et n’importe quoi, pour devenir le réceptacle de toutes les plaintes liées au monde du travail comme l’était, dans les années 2000, celui de harcèlement.

Existe-t-il des catégories de travailleurs plus touchées que d’autres ou des facteurs de risques ?

M. P. L’absence de définition stricte du burnout rend difficile, voire impossible, son évaluation statistique. Dans les faits, si l’on reprend les caractéristiques des organisations du travail élaborées par les inspecteurs du travail chaque année, il est autorisé de penser que le risque d’épuisement professionnel se retrouve dans tous les domaines et secteurs d’activité. En effet, partout la charge de travail réelle est plus importante que celle prescrite contractuellement. Elle provoque une pression temporelle qui force le salarié à travailler en mode dégradé pour répondre à des objectifs irréalisables. Cela place la personne dans une situation de culpabilité, avec une perte de sens, et parfois même dans des dilemmes éthiques : on peut penser aux soignants à qui l’on demande de faire de plus en plus d’actes sans égards pour les patients, dans les Ehpad des soins faits à la va-vite… Sur ce point, la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques publiait un article en 2019 indiquant que 40 % des salariés français étaient en souffrance éthique au travail. Or il est établi que mal travailler est un facteur majeur d’épuisement, beaucoup plus que la surcharge de travail. Il apparaît ainsi que derrière le mot de burnout se cache une vraie complexité. C’est pourquoi il doit être abordé de façon multifactorielle pour ne plus se résumer à un syndrome de la défaillance personnelle.

Si le burnout touche l’individu, il possède aussi une importante composante collective ?

M. P. Le burnout a longtemps été pensé comme touchant uniquement l’individu qui s’épuise seul dans son coin, submergé par le travail. Il est vrai qu’il touche plus fréquemment des personnes rigoureuses. Mais aimer le travail bien fait n’est pas quelque chose de pathologique ! Non, c’est bien l’organisation du travail qui fait le terreau du burnout : la valorisation du présentéisme, la surveillance accrue des travailleurs par les technologies du numérique, la perte d’autonomie face à des procédures de plus en plus strictes… Tout concourt à mettre le salarié sous pression, à faire éclater les collectifs, à alimenter les tensions interpersonnelles.

Est-il possible de prévenir le risque de burnout dans les entreprises ?

M. P. Tout d’abord, il faut bien comprendre qu’on ne fait pas un burnout quelques semaines après sa prise de poste. Ça se joue sur le temps long, une souffrance qui s’installe petit à petit. On peut être fatigué, épuisé, voire en surmenage, mais si les conditions de travail sont correctes, que votre travail a du sens, les risques de burnout sont compensés. Pour prévenir une situation de burnout chez un salarié, il faudrait donc un suivi régulier de ce dernier. C’est ce qui était réalisé par la médecine du travail avec une visite médicale obligatoire tous les deux ans. Mais aujourd’hui, avec seulement une visite tous les cinq ans, comment anticiper quoi que ce soit ? En réalité, on ne va voir le médecin du travail que quand il est trop tard, que l’on est déjà à bout. Pour pallier cette déficience, des initiatives existent en France, comme le dispositif Apesa, une aide psychologique dédiée aux entrepreneurs, ou encore le réseau Souffrance et travail, que j’ai créé en 1998 et qui propose 200 consultations spécialisées sur le territoire national pour les salariés en situation de mal-être. Nous aurions tout à gagner à nous inspirer de ce qui se fait en Suède, par exemple, où les chefs d’entreprise évaluent régulièrement la santé de leurs salariés grâce à l’échelle du stress Karolinska : quand les résultats montrent un risque d’épuisement ou indiquent un stress trop important, un séjour dans un centre de « réhabilitation » est alors proposé afin que le salarié puisse faire un break, se retrouver et se ressourcer. Cela montre que faire de la prévention primaire au sujet du burnout est possible, plutôt que de le laisser advenir et de le prendre en charge, plus ou moins bien, par la suite.

En parlant de prise en charge, le burnout sera-t-il un jour reconnu comme maladie professionnelle selon vous ?

M. P. Compte tenu de la multiplicité des symptômes et de la difficulté d’arrêter une définition précise du burnout, cela me semble très improbable de le faire entrer dans un tableau de maladies professionnelles. À noter que seuls la dépression, le syndrome post-traumatique ou l’anxiété généralisée sont globalement admis comme maladie professionnelles hors tableau par la Caisse nationale d’assurance maladie. À la différence du burnout, ces trois affections sont définissables avec des symptômes globalement bien connus. Cela étant, il faut souligner les progrès très importants réalisés par les médecins-conseils pour faire reconnaître la situation de burnout comme imputable au travail. En 2011, ces derniers ont créé la notion d’ESA, état de stress aigu, reconnu comme un accident du travail. Ce diagnostic, inspiré du tableau clinique du syndrome post-traumatique, trouve sa pertinence dans le burnout car il s’intéresse au moment où, après souvent des années à prendre sur soi, le salarié craque : malaise cardiaque, crise de larmes, chute de tension importante… Si sur le plan médical cette solution est, on le comprend bien, loin d’être un idéal, elle permet à la personne de sortir de l’entreprise, avec une reconnaissance a minima de l’origine de sa souffrance. Le début d’un long combat puisqu’il lui faudra par la suite sécuriser son trajet financier, se reconstruire physiquement et psychiquement, espérer un jour pouvoir retravailler ailleurs. On ne se relève pas du jour au lendemain d’un burnout, qui est une véritable machine à broyer les forces vives de notre pays.

REPÈRES

  • 1980. Thèse de doctorat en psychologie
  • 1996. Première consultation Souffrance au travail en France, à Nanterre
  • 2002. Experte en psychopathologie du travail auprès de la Cour d’appel de Versailles
  • 2008. Responsable pédagogique du certificat d’études spécialisées de psychopathologie du travail au Cnam et publication de Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés (Pearson)
  • 2010. Audition au Sénat par la commission « Mal-être au travail » et publication de Travailler à armes égales (Pearson)
  • 2011. Création du site souffrance-et-travail.com
  • 2014. Publication de Je suis debout bien que blessée (Josette Lyon)
  • 2017. Publication de Burnout pour les nuls (First), actualisé en 2022
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