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Corinne Gaudart et Serge Volkoff : « Quand les temps sont comptés, on perd les temps qui comptent »

Corinne Gaudart et Serge Volkoff sont ergonomes et membres du Centre de recherche sur l’expérience, l’âge et les populations au travail (Creapt). Témoins, au fil de leurs études, d’un phénomène global d’intensification du travail, ils se sont interrogés sur le développement d’un « modèle de la hâte » présent dans tous les secteurs professionnels. Leur livre  Le travail pressé  (ed. Les Petits matins) vient d'être récompensé par le prix "Penser le travail".

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Lucien Fauvernier, Céline Ravallec - 09/11/2023
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Corinne Gaudart et Serge Volkoff.

[Article paru dans le numéro de Travail & Sécurité d'avril 2023.]

Travail & Sécurité. Pourquoi vous être intéressés, en tant qu’ergonomes, à la question des temps du travail ?

Serge Volkoff. Comme toutes les équipes qui font des études sur le travail, nous avons été confrontés à l’une de ses évolutions majeures, et ce, au niveau mondial. À savoir son intensification et la multiplication des formes de hâte, avec des retombées à toutes les échelles temporelles : l’urgence immédiate, les emplois du temps qui débordent, les changements qui se bousculent… Nous avons donc souhaité participer à la réflexion sur ce sujet à partir de témoignages de terrain, se fondant sur des histoires vécues dans une trentaine de métiers, ce qui a donné lieu à un livre, Le travail pressé – pour une écologie des temps du travail (Éditions Les petits matins) .

Corinne Gaudart. L’un des effets de cette intensification est de produire des formes d’individualisation au travail. Avec l’idée que l’on vit seul, dans son coin, les conséquences liées à ce phénomène d’accélération des temps du travail. Nous voulions témoigner à travers ce livre du fait que, dans tous les milieux professionnels, on trouve des éléments transversaux aux formes d’intensification du travail et que les salariés sont confrontés aux mêmes retombées. Nous souhaitions donc proposer une grille de lecture commune des effets de ce « modèle de la hâte », afin d’ouvrir le débat, de permettre aux salariés de questionner, à titre individuel mais surtout collectif, cette intensification du travail qui est très souvent présentée comme un fait immuable.

PRIX "PENSER LE TRAVAIL"

Le 25 octobre 2023, Corinne Gaudart et Serge Volkoff ont reçu le prix "Penser le travail" pour leur ouvrage  Le travail pressé  (ed. Les Petits matins)

À travers les témoignages recueillis, vous montrez que les temps informels au cours desquels circulent beaucoup d’informations tendent à se réduire. Notamment lors de l’accueil de nouveaux arrivants ou de la réorganisation d’une activité…

S. V. Le modèle de la hâte ne se traduit pas uniquement par la sensation de se dépêcher. Il a des répercussions dans les transmissions de savoirs, l’accueil des nouveaux arrivants, la qualité des relations de services, les risques industriels, etc. La question des temps dédiés à la transmission des savoirs est importante. Dans un contexte de hâte, les temps de la formation et de la production entrent en concurrence, voire s’opposent. Et en réalité, lorsque la question de la transmission du savoir est éludée au sein d’une entreprise, c’est un des premiers signes de dégradation des conditions de travail. On peut citer le cas d’un apprenti, sur un chantier, qui travaillait à la pose de banches à béton. Il faut serrer des écrous-papillons pour les positionner solidement entre elles. Pour ce faire, l’apprenti tapait au marteau sur l’écrou-papillon autant qu’il pouvait. Un ouvrier expérimenté l’a vu faire et lui a recommandé « d’écouter chanter le papillon » car lorsqu’il est suffisamment serré, il émet un son particulier. Savoir s’arrêter au bon moment lui a permis non seulement de se préserver physiquement mais aussi d’éviter de fragiliser la structure, car un serrage trop important peut endommager l’intégrité des banches. Ceci illustre l’importance du temps d’apprentissage vis-à-vis des questions de santé et sécurité au travail.

Corinne Gaudart et Serge Volkoff.

Vous écrivez que « la gestion des risques peut se réaliser à la condition de prendre soin des collectifs de travail ». Est-ce à dire que l’individualisation dans l’entreprise peut mettre en péril la santé au travail ?

S. V. Oui. Quand on se réfère à des situations de travail comportant des dangers majeurs, les incidents – qui pourraient déboucher sur des accidents graves – sont en général rares. Il est bon de les avoir vécus, ou d’en avoir entendu parler en détail, pour qu’ils ne se reproduisent pas ou pour savoir y faire face au mieux s’ils se présentent. On l’a vu avec des équipes dans des hauts fourneaux. Un collectif qui va bien saura faire avec justesse la répartition des tâches lors de la survenue d’un événement indésirable. Quand les collectifs de travail ne se maintiennent pas, ces événements rares peuvent disparaître de la mémoire collective. Et c’est aussi vrai pour les « petits » risques du quotidien. On constate que les accidents du travail ou les maladies professionnelles sont souvent mis à l’écart des contenus d’apprentissage, alors qu’ils font partie des expériences collectives.

Selon vous, tout cela contribue à évacuer les temps considérés comme « improductifs » – la formation, la réflexion collective… –, ce qui peut s’avérer délétère en matière de santé et sécurité au travail…

C. G. Quand il y a un accident, il y a toujours une enquête menée pour savoir pourquoi, d’où vient l’erreur. Mais au  final, c’est occulter qu’au quotidien il y a peu d’accidents. Que les salariés sont en réalité des agents de fiabilité qui consacrent plus de temps à éviter les risques qu’à y faire face. Qu’en prenant le temps, ils font bien. Et quand ils n’ont plus le temps de bien faire, ils cherchent à faire au mieux, et parfois au détriment de leur propre santé. Sur le volet de la formation et de l’accueil des nouveaux embauchés, on voit émerger, dans de nombreux secteurs et en particulier ceux avec un fort turn-over, l’idée que ce temps est inutile : pourquoi perdre son temps à former quelqu’un qui ne va pas rester ? On ne prend que très rarement le contrepied de cette réflexion : pourquoi quelqu’un à qui l’on ne prendrait pas le temps de montrer le métier aurait envie de rester ?

Corinne Gaudart et Serge Volkoff.

Les organisations cherchent à être les plus réactives possibles. Mais en instaurant des procédures très figées, elles laissent de moins en moins de temps informels pour discuter collectivement des ajustements nécessaires à la nouveauté. Comment comprendre ce paradoxe ?

C. G. Il est possible que les concepteurs du modèle de la hâte soient dans une situation où ce modèle leur échappe… On le voit bien, notamment, dans le management où les indicateurs de performance se mettent à imposer leurs propres rythmes et objectifs. La rationalité même de ces indicateurs n’est souvent plus discutée par ceux qui les mettent en place. Pourquoi ? Peut-être déjà parce qu’ils n’ont plus le temps d’échanger au sujet de leur pertinence du fait même de cette accélération permanente. Les salariés, dans presque tous les secteurs professionnels, se retrouvent dans des situations de changement qui s’enchaînent voire se superposent. Ils sont plongés dans une perpétuelle période d’apprentissage… et ceci est vrai aussi pour leurs supérieurs, à tous les niveaux de l’entreprise ! Cet état de fait vient supprimer la possibilité d’avoir des temps réflexifs ou alors, quand ces temps existent, ils sont déjà orientés. On pense au lean management dans l’industrie, avec un temps consacré à sa mise en oeuvre qui pourrait être un temps de réflexion sur les pratiques professionnelles… Mais finalement les réflexions sont orientées vers les objectifs du lean qui porte, en lui, ses propres temporalités productivistes. L’injonction du court terme pèse sur nos épaules en permanence. Cela dit, les salariés ne sont pas engloutis dans ce modèle. Dans toutes les situations, chacun, chacune mobilise des ressources pour trouver des solutions, ce qui est source de créativité, donc c’est positif. Ce qui peut être problématique, c’est si ces activités sont réalisées dans l’ombre, et qu’on ne voit pas ce qu’elles ont de productif. Et, répétées dans le temps, sur de longues périodes, est-ce que ça fabrique du travail soutenable ? En mettant plus en lumière les temps masqués, on peut en discuter pour montrer qu’ils répondent aussi à des critères de performance, de qualité.

S. V. Quand les temps sont comptés, on perd les temps qui comptent. Mais on voit que les personnes se débrouillent pour protéger leurs marges de manoeuvre, leurs capacités d’anticipation, les temps de concertation. En tant qu’ergonome, on considère que c’est de ça qu’il faut partir pour améliorer les choses : même dans les situations les plus contraintes, comment élargir l’espace et trouver des stratégies ?

L’accélération des temps du travail est un mouvement global installé depuis maintenant une quarantaine d’années. Comment expliquez-vous cela ?

S. V. Certains économistes ont qualifié cette évolution en usant du terme de « productivisme réactif ». Avec l’idée que l’on garde des exigences de production par unité de temps et d’individu mais on introduit, de plus en plus, la notion de réactivité. C’est-à-dire qu’il faut produire instantanément ce qui va être demandé tout en calculant au plus juste, à chaque instant, les moyens nécessaires pour le produire. Ce phénomène ne concerne pas que l’industrie mais aussi le secteur tertiaire dont le service public avec le concept de new public management. Cela entraîne une pression qui vient d’en haut, qui peut s’exercer à tout instant et à toute échelle de temps, suivant un modèle de l’injonction permanente : il faut faire tout de suite tel geste, ou prendre telle décision, car cela ne peut pas attendre ; il faut faire déborder un peu ses heures de travail et éventuellement travailler sur des horaires non prévus sinon la tâche ne va pas être terminée à l’heure ; il faut mener tel ou tel changement tambour battant au risque d’en perdre le sens… Ce phénomène est très bien connu et décrit, notamment dans l’ouvrage Le nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Ève Chiapello, sous l’idée que dans les directions d’entreprises ou dans le management « l’important, c’est demain ».

REPÈRES

  • Serge Volkoff
    • 1978. Coconcepteur de la première enquête nationale sur les conditions de travail 
    • 1991. Création, puis direction du Creapt (Centre de recherche sur l'expérience, l'âge et les populations au travail) 
    • 2005. L'ergonomie et les chiffres de la santé au travail - Ressources, tensions, pièces, Octarès
    • 2014. Coauteur de Les conditions de travail, La Découverte
  •  Corinne Gaudart
    • 1996. Thèse d'ergonomie, Transformations de l'activité avec l'âge dans des tâches de montage automobile sur chaîne, LEPC-EPHE, Paris
    • 2001. Chargée de recherche au CNRS
    • 2013-2018. Directrice du Creapt
    • 2019. Codirectrice du Lise Cnam UMR 3320
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