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Coralie Perez : « L’absence de sens du travail nuit à la santé des salariés »

Coralie Perez est socio-économiste, ingénieure de recherche à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ses travaux sur la notion de sens du travail l’ont conduite à lui attribuer trois dimensions : sentiment d’être utile socialement, possibilité de se reconnaître dans son travail, et capacité à mettre en œuvre dans son travail ses habilités et ses compétences, et ainsi développer ses capacités cognitives et sensibles

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Damien Larroque, Céline Ravallec - 04/05/2023
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Coralie Perez, socio-économiste, ingénieure de recherche à l'université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

[Article paru dans le numéro de Travail & Sécurité de février 2023]

Travail & Sécurité. Vous avez récemment publié avec Thomas Coutrot, statisticien et économiste à la Dares, l’ouvrage Redonner du sens au travail : une aspiration révolutionnaire. Comment avez-vous été amenée à vous intéresser au sens du travail ?

Coralie Perez. J’ai mené il y a quelques années, avec une collègue du Cnam, une recherche sur l’existence d’un lien entre les changements organisationnels ou technologiques dans les entreprises et les modalités de rupture des contrats de travail. En réalisant les entretiens, j’ai été frappée par le fait que plus de la moitié des participants à l’étude avaient mis fin à leur collaboration avec leurs employeurs dans le cadre de restructurations financières. Ces salariés racontaient quasiment tous le même processus ayant conduit à leur départ : des changements majeurs non préparés, une charge de travail qui s’accentue et des conditions de travail qui se dégradent, mais surtout une perte de sens. Ils ne savaient plus à quoi servait leur travail et en souffraient. L’importance du sens du travail a ensuite refait surface alors que Thomas Coutrot et moi-même nous penchions sur les métiers dits essentiels pendant la crise sanitaire. Cela nous a décidés à pousser les investigations afin de mieux comprendre ce que recouvre réellement cette notion de sens du travail et le rôle qu’elle joue dans les comportements sur le marché du travail.

Comment définiriez-vous le sens du travail ?

C. P. Si la rémunération, la relation avec les collègues ou la stabilité de l’emploi sont autant de motivations pour les travailleurs, elles relèvent de la mise en forme institutionnelle du travail qu’est l’emploi. Nous avons souhaité nous centrer sur le travail, envisagé comme une activité productive par laquelle l’homme transforme la nature, la société et lui-même. Au regard de ces enjeux de transformation dont le travail est porteur, nous identifions trois dimensions du sens du travail. La première est le sentiment d’être utile socialement, c’est-à-dire quand le travailleur estime que le produit concret de ses efforts satisfait aux besoins de ses destinataires. La deuxième consiste en la possibilité de se reconnaître dans son travail, de ne pas être en proie à des conflits éthiques – œuvrer dans une entreprise polluante lorsqu’on a des convictions environnementales, par exemple. Le troisième pilier réside dans la possibilité de mettre en œuvre dans son travail ses habilités et ses compétences, et ainsi développer ses capacités cognitives et sensibles. Le sens du travail ne se limite donc pas, comme certains le pensent, à l’utilité sociale. On l’a vu avec les soignants qui, malgré la conscience de leur utilité sociale, ressentent une perte de sens essentiellement due à des conflits éthiques majeurs, comme lorsque l’organisation ne laisse pas d’autre choix que de trier les patients. Ne pas trouver de sens à son travail nuit à l’engagement des salariés mais aussi à leur santé psychique. On montre ainsi, notamment avec l’enquête « Conditions de travail » de la Dares, que face à une perte de sens du travail, la probabilité de déclarer un arrêt de travail s’accroît, et le cas échéant celui-ci sera plus long. C’est donc un réel enjeu de santé au travail, et par là même de santé publique.

On constate dans votre livre que, contrairement à une idée reçue, tous les salariés peuvent être concernés par cette perte de sens…

C. P. On lit en effet parfois dans la littérature que les cadres auraient un rapport expressif au travail, alors que celui des ouvriers serait purement instrumental. Le travail n’étant alors pour eux qu’un moyen d’obtenir une rémunération, il n’aurait pas d’intérêt intrinsèque à leurs yeux. Nos résultats montrent que même si les cadres tendent à trouver davantage de sens à leur travail que les ouvriers, face à sa perte, ces derniers souffrent tout autant que les cadres : la probabilité d’entrer en dépression est multipliée par deux tant chez les uns que chez les autres. On trouve d’ailleurs dans le « palmarès » des professions qui sont associées aux scores de sens les plus élevés, des professions réputées peu qualifiées comme les assistantes maternelles, les aides à domicile et, plus généralement, les professions dites du « care ».

Outre les réorganisations, quels autres facteurs susceptibles d’affecter le sens du travail avez-vous identifiés ?

C. P. Les reportings et le benchmarking permanents – très présents dans de nombreuses entreprises et qui empiètent sur le reste du travail – ainsi que la standardisation, la codification et la fragmentation des tâches – qui appauvrissent le travail et réduisent les marges de manœuvre – ont indubitablement un effet néfaste sur le sens du travail. L’éloignement géographique des centres de décision contribue à faire percevoir leurs choix comme purement arbitraires. Sans une vue d’ensemble, les sous-traitants sont aussi plus susceptibles de perdre le sens de leur travail comparé aux donneurs d’ordres. On constate également que les salariés trouvent moins de sens à leur travail dans les grands groupes que dans les petites entreprises. Enfin, le new public management (NPM), qui transpose les pratiques managériales du privé dans les structures publiques, tend à saper le sens du travail chez les fonctionnaires.

Forts de ces constats, vous donnez dans votre ouvrage des pistes pour redonner du sens au travail. Pouvez-vous les détailler ?

C. P. On l’aura compris, redonner du sens au travail, c’est permettre aux trois dimensions qui le composent d’exister pleinement. Il n’y a malheureusement pas de recette magique pour ce faire. Cependant, des organisations alternatives – telles les sociétés coopératives classiques ou les sociétés coopératives d’intérêt collectif, en plein essor – proposent des pistes intéressantes en donnant plus de pouvoir d’agir aux salariés et en insufflant plus de démocratie au travail. Peut-être faut-il également réfléchir à des formes de codétermination comme celle proposée par la sociologue Isabelle Ferreras, le bicaméralisme d’entreprise, qui consiste à créer un conseil de surveillance avec une « chambre du capital » et une « chambre du travail », obligées de trouver un accord pour prendre des décisions. Outre ces initiatives « par le haut », il en existe émanant « du bas » dans lesquelles les salariés et leurs représentants revendiquent des transformations concrètes de l’organisation du travail. On peut citer l’exemple des « recherches-actions », des expérimentations cherchant à construire une démarche revendicative à partir du travail réel et de son sens.

Qu’en est-il de la RSE, des entreprises à mission ? Vous semblez sceptique par rapport à ces approches ?

C. P. C’est souvent la première réponse à laquelle pensent les entreprises, c’est-à-dire créer un service de responsabilité sociale et environnementale. Elles se disent qu’elles vont rassurer à la fois leurs investisseurs, mais aussi leurs salariés et les candidats au recrutement. Ce que démontrent nos données, c’est que les salariés ne sont pas dupes. Ils sont conscients que pour la plupart des entreprises, c’est surtout de l’affichage, comme l’illustre le fait que les salariés d’établissements ayant mis en place un label environnemental ou éthique ne trouvent pas plus de sens à leur travail que les autres. Quant aux « entreprises à mission », statut juridique créé par la loi Pacte de 2019, elles demeurent marginales. La crise sanitaire a révélé et sans doute accentué l’aspiration profonde des salariés à trouver du sens dans ce qu’ils font – et à participer aux décisions qui les concernent, y compris dans l’entreprise. Alors que se pose la question d’attirer et de « fidéliser » les salariés dans certains secteurs, il apparaît ainsi, à l’aune de notre étude, que la rémunération ne pourra pas constituer le seul levier.

REPÈRES

  • 1997. Doctorat en sciences économiques
  • 1998 - 2007. Chargée d'études au Centre d'études et recherches sur les qualifications (Cereq) à Marseille
  • Depuis 2008. Ingénieure de recherche à l'université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre du Centre d'Économie de la Sorbonne
  • 2022. Publication du livre « Redonner du sens au travail : une aspiration révolutionnaire », Thomas Coutrot, Coralie Perez, Seuil
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