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Vincent Baud : « La prévention des risques ne peut pas se limiter à la QVT »

Tour à tour directeur d’usine, ingénieur-conseil en Carsat et consultant-formateur, Vincent Baud signe un livre sur l’état de la prévention des risques professionnels en France et ses nécessaires mutations, au titre provocateur :  La QVT – En finir avec les conneries .

5 minutes de lecture
Antoine Bondéelle, Delphine Vaudoux - 25/01/2024
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Vincent Baud, auteur de « La QVT - En finir avec les conneries »

[Article paru dans le numéro de Travail & Sécurité de mars 2023]

Travail & Sécurité. Pourquoi un titre aussi rude, qui ne semble parler que de qualité de vie au travail (QVT), alors que votre livre présente de nombreux développements sur l’état de la prévention des risques professionnels et ses relations avec la QVT ?

Vincent Baud. Parce que la place de la QVT dans les questions de santé et sécurité au travail a été pour moi l’indignation de trop face aux défis considérables que pose la santé des travailleurs en France actuellement. Après des décennies de réglementation, de dispositifs qui se veulent vertueux dans leurs fondements, de textes qui ne devraient souffrir d’aucune interprétation, la santé au travail n’a jamais paru aussi fragile et morcelée.

Quels sont les manquements les plus criants dans la prévention des risques telle qu’elle est pratiquée ?

V. B. D’après l’OMS, « la santé est un état complet de bien-être physique, mental et social, qui ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». De nombreux textes officiels, censés protéger la santé des travailleurs, viennent en appui de cela. Mais on constate que, dans la plupart des entreprises, tout cela s’applique – imparfaitement – surtout aux blessures physiques. Quid de la santé mentale et sociale ?

C’est-à-dire ?

V. B. Une phrase me revient souvent : « Le travail est bon pour la santé… à condition, toutefois, d’être bien fait ». Cette perception de la santé au travail provient du fait que la culture de l’entreprise est celle des constats objectifs, factuels, et que l’accident répond à cette objectivité. Cela a tendance à rendre aveugle aux blessures « non physiques », et à générer une déficience majeure vis-à-vis des déterminants organisationnels (charge de travail, autonomie…) et relationnels, plus subjectifs, qui influent sur le comportement des salariés. Lors de l’analyse d’un accident, les causes qui relèvent de la technique sont bien traitées. Mais sur l’organisationnel, on s’arrête le plus souvent au port des équipements de protection individuelle, au non-respect des consignes sans chercher à savoir pourquoi ces dernières ont été négligées. Par exemple, sur un accident grave d’une entreprise sous-traitante, les causes identifiées étaient la précipitation et le non-respect de visite préalable. Les actions se sont bornées à un rappel de procédures et une menace d’exclusion. Personne n’était remonté aux conditions d’accueil des sous-traitants qui ne permettaient pas de faire ces visites, ce que tout le monde reconnaissait, et ce qui va donc reproduire les mêmes effets ! On en arrive à une hyperindividualisation du risque qui désigne trop souvent les salariés seuls responsables de leurs actes. Pour agir sur l’organisation et les relations au travail, il faut pouvoir en débattre avec les travailleurs concernés, ce qui demande des compétences et du temps. Or, dans des entreprises guidées par une rentabilité à court terme, ce temps d’écoute et de réponses « pour demain » se heurte aux exigences « pour aujourd’hui ». Enfin, si elles se sont focalisées sur les seules blessures physiques, c’est aussi pour des raisons assurantielles : celles-ci représentent 93 % des préjudices reconnus, et donc des coûts et enjeux juridiques. L’obsession du « zéro accident » met à mal les fondamentaux de la prévention : ne cibler que cet objectif conduit presque mécaniquement à la sous-déclaration et à laisser de côté la santé mentale. Pire encore : afficher « safety first » à des salariés qui n’ont pas les capacités de le faire explose tout le sens du message.

Vincent Baud, auteur de La QVT - En finir avec conneries en interview.

Vous dressez d’ailleurs un constat plutôt alarmant sur la santé mentale au travail…

V. B. Une blessure physique se voit, une blessure mentale (sentiment d’humiliation, épuisement, etc.) s’écoute. Or, la personne qui reçoit le récit du salarié victime d’une souffrance psychique dans le cadre du travail se voit souvent assimilée à son « greffier », voire son avocat. Son constat, encore aujourd’hui, fait débat, et la victime est souvent ramenée à sa propre « faiblesse ». Tout le contexte est trop vite résumé à la dimension individuelle. Comment construire alors une prévention respectueuse des individus et des collectifs si l’on n’agit pas sur les déterminants organisationnels et relationnels qui affectent leur santé ? Or le Code du travail est clair : l’employeur est responsable de la santé physique et mentale de ses travailleurs. Mais je n’ai jamais vu d’arbre des causes à la suite d’un burn-out…

Vous n’êtes pas tendre non plus avec les indicateurs de santé au travail…

V. B. Les indicateurs globaux de santé au travail n’existent pas en France. Lorsqu’ils sont là, ils concernent essentiellement les travailleurs salariés du régime général – ce qui exclut les autres régimes, les fonctionnaires, et tous les indépendants ou travailleurs occasionnels, intervenant pour des plates-formes et sans statuts ou droits bien définis… Ensuite, les indicateurs « de fréquence » et « de gravité » ne reflètent que les accidents avec arrêt et les maladies professionnelles, qui sont tous deux sous-déclarés. D’un côté, on annonce une chute des accidents du travail mortels quand d’autres rapports signalent leur augmentation de près de 50 % en France, entre 2011 et 2019. On est très loin d’une protection globale des travailleurs. De même, selon la Sécurité sociale, il y aurait environ 10 000 atteintes à la santé mentale au travail par an. D’après Santé publique France, près de 480 000 personnes seraient atteintes de souffrances ou pathologies psychiques en lien avec le travail. Mais comme il n’y a pas à proprement parler de tableaux de maladies professionnelles reconnaissant ces affections…

Le livre de Vincent Baud, La QVT - En finir avec les conneries

Et la QVT dans tout ça ?

V. B. Elle a fait son apparition dans les années 2010, après l’onde de choc France Télécom. Il fallait alors positiver la question des risques psychosociaux. C’est à ce moment-là qu’a été recyclé un terme né dans les années 1970 : la qualité de vie au travail. Elle devait être le cheval de Troie des RPS, un tremplin pour la prévention. Il n’en est rien. Comme rien ne la définit clairement, on peut tout y mettre. On assiste donc à un déferlement de mesures « gadgets » comme les massages, cours de yoga, séances de méditation, salle de fitness, conciergerie ou – le Graal ! – le baby-foot, censés aider les travailleurs à mieux supporter leur job, mis à mal par des outils défaillants, un management débordé et obsédé par le reporting, une coopération en berne, des clients mécontents voire agressifs… Le tout proposé par des « experts » venus parler d’autre chose que ce qui fait mal au travail. C’est un vrai détournement de concept, que les salariés ont tendance à recevoir comme des avantages toujours bons à prendre, et qui alimente la panne de sens et d’efficience des démarches en place.

Reste-t-il un peu d’espoir ?

V. B. Bien sûr, et c’est peut-être même la période idéale pour cela, avec des clients et des salariés en attente de responsabilité sociétale. Il faut d’abord remettre de l’ordre dans les concepts, construire un langage commun et des définitions partagées : qu’est-ce que l’approche globale de la santé et des situations de travail ? Quelles sont les différences entre les concepts de sécurité, santé, RPS et QVT ? Il faut ensuite harmoniser les pratiques en choisissant des indicateurs communs pour suivre la santé des travailleurs, mettre en place un management par l’écoute et la participation réelles des salariés à l’amélioration de leurs conditions de vie au travail, que je propose même d’inscrire comme premier principe général de prévention. Nous devons également redonner un horizon à l’enseignement de la santé au travail dès les formations initiales des salariés, qui s’ancre d’abord dans une projection concrète de ce qu’elle peut non pas leur demander, mais leur apporter. Il faut aussi remettre au cœur de la RSE la question de la santé au travail, et imposer l’évaluation de la charge de travail au sein de chaque entreprise.

REPÈRES

Années 1980-90. Ouvrier dans la distillerie familiale

1995. Diplôme d’ingénieur-brasseur (Ensaia, Nancy). Chef d’équipe dans une usine d’embouteillage de whiskey en Irlande

1998. Directeur d’usine de plats cuisinés en France

2000. Ingénieur-conseil à la Carsat Sud-Est

2010. Fondation de Master (Management de la santé au travail par l’écoute et la réponse), cabinet de conseil en santé et sécurité au travail, auprès des entreprises, des dirigeants et des partenaires sociaux

Depuis 2017. Professeur associé en management à Aix-Marseille Universités

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