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Philippe Prudhon : « En chimie, la prévention, ce n’est jamais fini »

D’abord salarié de l’industrie chimique, puis directeur des affaires techniques pour l’organisation professionnelle France Chimie, pendant 18 ans, Philippe Prudhon revient sur 40 années d’évolutions en matière de prévention des risques professionnels dans ce secteur.

5 minutes de lecture
Grégory Brasseur, Corinne Soulay - 20/02/2024
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Portrait de Philippe Prudhon.

Travail & Sécurité. Quand vous avez débuté, en 1985, quels étaient les principaux risques professionnels dans le secteur de la chimie et qu’est-ce qui a changé depuis ?

Philippe Prudhon. On pense évidemment au risque chimique… mais, en réalité, l’industrie chimique présente un contexte de risques multiples (port de charges, risques électriques, machines…) à ne pas sous-estimer. L’INRS a beaucoup œuvré pour leur prévention, en publiant une multitude d’outils et de documents qui ont permis de ne pas passer à côté de certains sujets. En 40 ans, beaucoup de manutentions manuelles ont été supprimées. Mais avec le développement des chariots, on a vu émerger, au poste de cariste, la question des vibrations. Concernant les machines, de nombreux textes, depuis 1995, ont permis d’améliorer la sécurité des salariés avec la mise en œuvre d’équipements de protection collective, lors de l’utilisation mais aussi en cas de coupure d’énergie et de redémarrage. Les entreprises ont beaucoup investi.

Il a fallu aussi éliminer l’amiante…

P. P. Effectivement, on en trouvait dans les couvertures de protection contre le feu, les joints dans les chaufferies, les portes coupe-feu… Il a fallu des décennies pour inventorier les équipements qui en contenaient et les éliminer, caractériser la présence de l’amiante, faire des mesures en cas de doute et réaliser les travaux. On a utilisé de nouveaux joints dont on s’est aperçu ensuite qu’ils n’étaient pas inoffensifs non plus. Il a fallu substituer à nouveau…

Plus globalement, la question de la substitution a été récurrente dans le secteur ?

P. P. À l’époque, il y avait encore beaucoup de produits avec une toxicité aiguë. Il a fallu les substituer ou modifier les procédés. C’est simple à dire, mais plus compliqué à mettre en œuvre ! Prenez le benzène, très utilisé dans les années 1980, ou le chloroforme. Ces solvants étaient très intéressants en matière de process. On les a substitués par d’autres produits, dont on s’est rendu compte plus tard que certains étaient eux aussi préoccupants et qu’il fallait une deuxième vague de substitution… Sans compter que, parfois, on finit par mettre en évidence une toxicité chronique d’une substance qui n’a pas été repérée au départ.

Quelles grandes avancées retiendriez-vous en matière de prévention ?

P. P. En 2008, la Direction générale du travail a lancé une convention avec les acteurs du secteur pour une méthodologie commune d’analyse du risque chimique, là où auparavant beaucoup de grands groupes ou d’organismes avaient développé leurs propres outils. D’où la création du logiciel Seirich, développé par l’INRS et lancé en 2015, pour permettre aux entreprises de repérer, évaluer et s’informer sur les produits chimiques utilisés avec une méthodologie reconnue et incontestable. Notre crainte, qui était que ce ne soit pas assez simple pour les TPE, a été vite effacée par les retours positifs.

Quel a été l’apport des règlements européens comme Reach ?

P. P. Reach a été une révolution. En 2006, nous nous sommes lancés dans une grande aventure, avec l’Agence européenne des produits chimiques (Echa). L’objectif était d’enregistrer 26 000 substances et mélanges de substances produites et utilisées par les fabricants, importateurs, utilisateurs aval, distributeurs, consommateurs…, avec les mesures de gestion des risques associés. Ce travail de longue haleine a permis de créer la plus grande base de données au monde sur les substances et les usages, en harmonisant les méthodologies en Europe et en précisant les données selon les usages. La force de Reach est de s’adresser à tous les acteurs et pas seulement aux chimistes. La prochaine vague va revoir le processus d’autorisation et s’annonce complexe car elle va nécessiter d’autres enregistrements. Cela implique des études longues et d’intégrer les impacts sur la santé, l’environnement, l’économie, la société…

Quels nouveaux risques a-t-on vu émerger ?

P. P. Les outils analytiques ont fait des progrès considérables, les niveaux de détection ont nettement diminué, ce qui fait qu’un dossier, conforme à une époque, peut devenir insuffisant par la suite. Il faut régulièrement réévaluer, mettre à jour. En chimie, la prévention est un processus itératif, on n’a jamais fini ! Ces progrès ont aussi permis de mettre en lumière des éléments nouveaux, comme les PE, longtemps peu connus et difficiles à caractériser. France Chimie a créé en 2019 l’association Pepper avec la Febea, la Maison de la Chimie et le ministère chargé de l’Écologie, une plate-forme publique/privée destinée à développer des méthodes de détection et de caractérisation robustes et reproductibles. Nous avons besoin de renforcer nos connaissances, d’outils pour s’assurer que l’on va dans le sens d’un développement durable. On se souvient du bisphénol A, qu’on a remplacé par le bisphénol S, avant de découvrir que ce dernier ne résolvait pas le problème de toxicité…

Parmi les défis à relever, que peut-on dire des polyexpositions ?

P. P. Depuis les années 2000 s’est développé le concept « One Health », soit une santé qui intègre l’ensemble des expositions, professionnelles et extra-professionnelles, avec l’idée de décloisonnement. Or, comment intègre-t-on ces milliers, voire millions, de données ? C’est très compliqué et je pense que l’apport de l’intelligence artificielle va nous aider à être conclusif. Pour traiter la polyexposition et l’effet cocktail sur un site industriel, en première approche, la loi d’additivité des doses et des concentrations reste solide. Il faut s’assurer que l’on connaît bien les produits et les volumes en présence, que l’on maîtrise la gestion de ceux qui posent le plus de préoccupations en matière de toxicité, écotoxicité, gestion des déchets, etc. Analyser quel est le maillon le plus faible pour agir dessus en priorité. Ensuite, on peut aller plus loin, s’interroger sur des effets de substances qui s’inhibent, entrent en synergie ou se potentialisent.

REPÈRES

  • 1985. Entrée chez Rhône-Poulenc, au Centre de recherche sur l’analyse des polymères.
  • 1986. Doctorat de chimie physique.
  • 1991. Création d’un centre de logistique de Prolabo, société française de conditionnement et de commercialisation de produits chimiques et de matériels pour les laboratoires dans l’industrie et la recherche.
  • 2001. Poste de directeur d’établissement chez Isochem, entreprise de chimie. Puis assure la direction industrielle des 8 sites.
  • Depuis 2006. Poste de directeur des affaires techniques à France Chimie. Participation au conseil d’administration de l’INRS, de l’Ineris, de l’Anses, du CSPRT et du CNTE.
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