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L'invité du mois

Benoît Serre : « Beaucoup quittent aujourd’hui un emploi pour un travail »

Benoît Serre est vice-président délégué de l’ANDRH (Association nationale des DRH). De par son parcours et son expérience professionnelle en tant que DRH de différents grands groupes, il envisage avec nous les enjeux qui se profilent pour les entreprises en matière de management et de conditions de travail.

5 minutes de lecture
Céline Ravallec, Corinne Soulay - 21/03/2024
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Portrait de Benoît Serre, vice-président de l'ANDRH.

Travail & Sécurité. Qu'est-ce que le contexte de ces dernières années a changé dans les entreprises ?

Benoît Serre. Nous traversons une période de grandes ruptures, une conjonction d’événements en train de transformer le monde du travail. La crise sanitaire a cristallisé dans les entreprises des sujets déjà présents depuis longtemps, mais qui étaient mis de côté car écrasés par l’environnement de chômage de masse. La préoccupation portait alors sur l’emploi et non sur le travail. Pendant longtemps, on s’est intéressé à ce qui entourait le travail et pas assez au travail proprement dit. Le recours massif au télétravail durant la pandémie a par exemple fait exploser le modèle d’organisation du travail que l’on connaît depuis le XIXe siècle, présenté comme immuable : celui d’aller au bureau le matin et d’en rentrer le soir. Cette période a démontré qu’un modèle alternatif était possible. On a vu qu’on pouvait travailler autrement, que le travail n’avait pas forcément et systématiquement besoin d’être encadré par un process défini. On a découvert que le travail « en confiance » existait ! Pour beaucoup, la période de Covid a aussi été l’occasion de relativiser le poids de l’activité professionnelle dans leur existence, alors qu’auparavant cette dernière était très structurée par le travail. Puis, avec l’inflation, la guerre en Ukraine…, ce processus de relativisation a continué.

Avec quelles conséquences ?

B. S. Si on ajoute à cela la baisse du chômage de masse, sur un certain nombre de métiers, nous sommes en train de passer d’un marché d’employeurs à un marché d’employés, qui se traduit par une difficulté pour nombre d’entreprises à recruter. Le rapport de force s’est inversé. Cela s’observe en particulier dans les métiers à fortes contraintes (horaires fractionnés, faiblement rémunérés…), comme l’hôtellerie-restauration, mais aussi dans d’autres, moins attendus, comme les métiers de la tech, du fait que la France forme chaque année 40 000 ingénieurs alors qu’il en faudrait 50 000. La nouvelle génération s’engage beaucoup plus pour son travail que pour son entreprise. Aujourd’hui, les gens quittent un emploi pour un travail. Dans ce contexte, la question à se poser en tant que DRH est : pourquoi les gens ne restent pas, ou ne veulent pas de ce poste ? C’est que l’exercice du travail qu’on leur demande n’est pas satisfaisant de leur point de vue, en matière d’organisation, de management, d’intérêt…

Benoît Serre en situation d'interview.

Parallèlement, quels sujets avez-vous vu émerger en santé et sécurité au travail ?

B. S. La santé mentale est en haut de la pile. Or, les entreprises, les DRH, tout le monde est assez démuni. C’est un sujet qu’on ne sait pas traiter, car c’est multicausal et c’est dur d’en définir les limites, les contours… C’est l’un des thèmes majeurs des recherches et des actions à mener aujourd’hui. Les conditions de travail numériques sont une autre préoccupation. Interruptions fréquentes, surinformation, connexion à des heures tardives... On sait que l’hypersollicitation est un facteur de dégradation de la santé mentale. Or c’est un élément qui n’est pas suffisamment pris en compte. Le droit à la déconnexion est protecteur dans la mesure où vous ne pouvez pas sanctionner quelqu’un qui n’a pas répondu à un mail en dehors des horaires de travail, mais ce n’est pas suffisant.

Sur toutes ces questions, vous insistez sur l’importance du dialogue social…

B. S. Globalement, en matière de risques professionnels, la prévention est étroitement connectée à la réalité de l’entreprise. C’est un vrai sujet de dialogue social, à la fois avec les instances, entre la direction et les partenaires sociaux, mais aussi avec les managers de proximité, ces derniers étant ceux qui connaissent le mieux le métier. Lorsque j’étais DRH de Leroy Merlin en Russie, il n’y avait pas de syndicats dans l’entreprise. Pour un DRH, ça pouvait sembler une situation rêvée. Or ça rendait tout dialogue social impossible. À tel point que j’ai demandé la désignation de représentants du personnel dans chaque magasin pour impulser des échanges plus constructifs. Selon moi, le dialogue doit se passer au sein de l’entreprise, au plus près du terrain, car chaque entreprise a son propre mode de fonctionnement.

Benoît Serre en situation d'interview.

Quelles seraient les pistes d’actions pour améliorer le travail ?

B. S. En France, contrairement aux pays du Nord ou anglo-saxons, une forme de « surcouche hiérarchique » s’est installée dans beaucoup d’organisations, avec une multiplication de chefs et sous-chefs. Cela conduit quelquefois à découper la tâche à exécuter en autant d’étages hiérarchiques, donc celui qui est en bas ne sait plus très bien ce qu’il fait et il doit, en plus, fournir une multitude de tableaux de reporting. Tout cela peut être ressenti comme un manque de confiance. Il y a donc peut-être des choses à changer pour redonner de la valeur et du sens au travail en bas, avec plus d’autonomie.

Une autre piste serait la revalorisation des carrières horizontales. Ce système hiérarchique entraîne une approche très pyramidale. Or, aujourd’hui, beaucoup de personnes sont de moins en moins intéressées par l’ascension hiérarchique : ce qui les intéresse, c’est leur travail, pas une promotion. Pour autant, elles ne veulent pas renoncer à l’évolution de leur rémunération. Cela pose problème car les modèles de rémunération sont justement fondés sur cette approche pyramidale. Il faudrait travailler sur la valorisation de l’expertise. Certaines entreprises commencent à évoluer en ce sens, notamment les PME qui se révèlent plus agiles sur ce sujet.

Et, selon vous, quels sont les grands défis RH à venir ?

B. S. Aujourd’hui, les entreprises renégocient les accords de télétravail. Avant la Covid, il y avait 4 % des salariés français qui faisaient du télétravail régulier, on est aujourd’hui autour de 26 %, et ça va continuer à se déployer. C’est le moment de bien l’encadrer. L’entreprise reste un collectif, il faut trouver le juste niveau d’hybridation. De la même manière que le travail non-hybride a été de tout temps organisé, on peut fixer des règles, certaines tâches ou certains moments de l’entreprise qui ne se font pas à distance. Plus largement, nous vivons une phase de transformations, avec la disparition et l’apparition de métiers, comme nous l’avons rarement vu. L’un des principaux défis à relever est l’arrivée de l’intelligence artificielle, qui annonce de profonds bouleversements. Mais en tant que dirigeant, plutôt que de se poser la question « qu’est-ce que je veux faire faire par l’IA ? », mieux vaut se demander « qu’est-ce que je veux que les salariés fassent ? ». L’IA aura un impact sur les métiers, sur les compétences, sur la place des salariés dans l’entreprise… Cela va toucher les organisations. C’est donc d’abord une affaire RH. Notre rôle est de ne pas confondre emplois et employés. La disparition des emplois n’implique pas nécessairement la disparition des employés. Le fait que les compétences changent relève pleinement du rôle du DRH, et doit être anticipé. Une autre question qui va devenir quasi inévitable, c’est la comptabilisation du travail. La durée hebdomadaire du travail est l’indicateur de progrès social par excellence depuis un siècle. Donc c’est compliqué d’y toucher. Mais on se rend bien compte qu’avec les nouvelles organisations, les outils numériques, tout bouge… Le travail ne peut plus être comptabilisé seulement à l’aune du temps de travail.

De nouveaux modèles d’organisation du travail émergent également, comme la semaine des 4 jours, expérimentée par le gouvernement dans la fonction publique. S’il s’agit de faire 35 heures en quatre jours, il y a des risques d’intensification du travail. Et comme pour le télétravail, la mise en place de ce modèle dépend avant tout de l’organisation de l’entreprise car, si tous les postes ne sont pas éligibles, vous risquez de créer une dynamique à deux vitesses, avec le danger de voir naître un sentiment d’iniquité. Je plaide pour des négociations entreprise par entreprise. Il faut que cela reste un choix.

REPÈRES

2002-2006. Direction de l’Institut de développement Leroy Merlin (IDLM), une université d’entreprise chargée de la formation des salariés (métiers de la vente, managers…)
2006-2012. DRH de la filiale russe Leroy Merlin
2012-2019. DRH de la Macif
2019-2021. Partenaire stratégique BCG
2021-2023. DRH de L’Oréal France
Depuis 2023. Partenaire stratégique direction européenne BCG
Depuis 2008. Président du comité stratégique d’Excelia Group (La Rochelle), groupe d’enseignement supérieur (business management, digital, tourisme…)
Depuis 2015. Vice-président délégué de l’ANDRH

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