Travail & Sécurité. Quelles sont les missions de l’infirmier en santé au travail ?
Marie-Christine Cabrera-Limame. Lorsque j’ai débuté, à la fin des années 1980, cela se limitait à faire du secrétariat, gérer les convocations pour le médecin du travail, et prendre en charge les soins d’urgence en cas d’accident. Aucune formation spécifique n’était requise. Puis les consultations d’infirmiers en santé au travail ont été instituées en 2012 et, quatre ans plus tard, les visites d’information et de prévention (VIP) pour les nouveaux embauchés, que les médecins du travail peuvent déléguer aux infirmiers. Au départ, ils ne devaient recevoir que les personnes travaillant dans les bureaux, car cela ne semblait pas trop compliqué. Sauf qu’on a vite mis en lumière des risques psychosociaux (RPS), qu’on n’avait pas anticipés. Aujourd’hui, en services interentreprises, les infirmiers reçoivent des peintres carrossiers, des coiffeuses… Tous les métiers. Ils réalisent des études de postes dans des secteurs variés, mènent des actions de sensibilisation, s’occupent de maintien dans l’emploi, de risques liés aux substances cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR)… Ils peuvent aussi réaliser les visites de reprise après un congé maternité ou parental et participent aux commissions santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT). On étend de plus en plus leurs missions. D’autant que le déficit médical se creuse avec les départs en retraite des médecins du travail et l’absence de relève. Les infirmiers se retrouvent donc en première ligne pour le suivi individuel des salariés.
LE DÉFICIT MÉDICAL, QU'EST-CE QUE C'EST ?
Selon le Conseil national de l’ordre des médecins, la France comptait près de 4 800 médecins du travail en 2022, le nombre de praticiens ayant diminué de 21 % depuis 2010.
La formation a-t-elle évolué en même temps que le métier ?
M.-C. C.-L. Elle évolue… mais en retard. Le décret du 31 mars 2023 impose une formation spécifique minimum en santé au travail, théorique et pratique. Mais, entre l’enseignement délivré par un organisme privé et un diplôme inter-universitaire infirmier en santé au travail (DIUST), le contenu ne sera pas forcément le même, ni l’évaluation. Au sein du Rieest, nous souhaitons la création d’une formation diplômante, à l’instar de celle suivie par les futurs médecins du travail qui reçoivent tous le même enseignement, avec une évaluation commune aboutissant à un diplôme reconnu. L’infirmier diplômé d’État (IDE), qui débute en santé au travail, arrive avec son expérience aux urgences, en milieu scolaire ou sur les addictions, mais ne connaît rien au monde de l’entreprise. Il a besoin d’une formation solide. Notamment parce que ce métier implique, en plus de la relation classique soignant-soigné, un troisième partenaire, l’employeur, avec des obligations réglementaires. Il nécessite également d’être formé aux expositions professionnelles.
Sur ce sujet, quels sont les besoins ?
M.-C. C.-L. Sur le terrain, les infirmiers en santé au travail souhaiteraient plus de formation sur le risque chimique, en particulier CMR, car il est complexe et évolue vite. Se pose aussi la question de la poly-exposition. On observe les mêmes demandes concernant les RPS car ceux-ci mettent en jeu plusieurs facteurs de risques. En plus de la formation initiale, nous avons une obligation de formation continue qui se limite aujourd’hui à trois jours par an. Ce n’est pas suffisant.
Quelles sont les autres ressources sur lesquelles peuvent s’appuyer les infirmiers ?
M.-C. C.-L. Nous nous formons par « compagnonnage » avec les médecins du travail ou les infirmiers plus expérimentés. En cela, la pluridisciplinarité, notamment dans les services interentreprises, est une vraie richesse. On apprend beaucoup au contact des psychologues cliniciens, psychologues du travail, toxicologues, ergonomes… Ce travail en équipe est aussi très intéressant pour la santé des salariés. Nos regards sont différents et complémentaires. Le diagnostic médical, par exemple, s’intéresse davantage à une pathologie, tandis que le diagnostic infirmier vise à comprendre comment une personne vit la situation et à faire le lien entre travail et santé. Ces différentes analyses, mises en commun, permettent d’aider le salarié. Nous travaillons aussi en partenariat avec des acteurs extérieurs de la santé au travail comme le Service d’aide au maintien dans l’emploi des travailleurs handicapés (Sameth), Cap emploi, les Carsat… Ces interactions permettent d’orienter au mieux le salarié ou de mener des actions conjointes. Chez un sous-traitant de l’automobile, qui avait vu soudainement augmenter les accidents aux mains, nous avons ainsi travaillé en équipe pluridisciplinaire avec le responsable sécurité de l’entreprise, le contrôleur de sécurité de la Carsat et la CSSCT. La collaboration a été bénéfique : l’analyse collective a permis de comprendre les causes de ce phénomène puis à mettre en oeuvre un plan d’actions de prévention, avec une réflexion sur les EPI qui n’étaient pas toujours adaptés ou accessibles, et de sensibilisation auprès des salariés.
Est-ce que vous estimez qu’aujourd’hui la médecine du travail répond aux impératifs du monde professionnel ?
M.-C. C.-L. Malheureusement, les ressources manquent sur le terrain. Les médecins, mais aussi les psychologues, toxicologues, ergonomes… Parallèlement, on crée beaucoup de postes d’infirmiers en santé au travail. Mais il y a un turnover important, dû en particulier aux conditions de travail. On nous demande parfois de voir onze personnes par demi-journée. Avec ce rythme, certains infirmiers n’ont plus le temps de se rendre en entreprise. Ils font alors des VIP sans connaître la réalité de terrain. D’où parfois une perte de sens.
Que préconiseriez-vous pour améliorer les choses ?
M.-C. C.-L. Il faudrait que nous puissions disposer de plus d’autonomie à l’instar des infirmières scolaires : aujourd’hui, notre action est limitée car dans les attestations de suivi, par exemple, nous ne pouvons indiquer aucun commentaire ni préconisation. Si, lors d’une VIP ou à l’occasion d’une étude de poste, l’infirmier pointe des actions à mettre en oeuvre, il doit en faire part au médecin du travail qui devra alors revoir le salarié uniquement pour lui prescrire les actions en question. Il nous faudrait aussi des outils mieux adaptés. Lors de la VIP, nous sommes censés faire une reconstitution du parcours professionnel, indispensable pour la traçabilité des expositions. Or, aujourd’hui les possibilités des logiciels métier sont réduites. On peut, de manière administrative, compléter le CV d’une personne, dire quel poste elle a occupé, à telles dates. Mais il manque l’analyse : concrètement quelle était son activité ? À quels risques professionnels était-elle exposée ? À quelle fréquence ? On peut mentionner les expositions actuelles, mais pas les quantifier, et, excepté pour l’amiante, c’est très compliqué de qualifier les expositions passées. C’est cependant mieux que rien : auparavant, on notait uniquement le poids, la tension artérielle, la consommation de tabac et le suivi gynécologique. Les logiciels évoluent sur demande des utilisateurs.
Quelles autres évolutions permettraient d’améliorer le suivi des salariés en médecine du travail ?
M.-C. C.-L. Nous menons une réflexion sur la possibilité de former des infirmiers en pratique avancée (IPA). Il en existe déjà en cardiologie ou en gastroentérologie. Or, en santé au travail, il manque aujourd’hui un maillon entre l’infirmier et le médecin, sur le plan de la pratique et de la clinique. Avec une formation universitaire bac +5, l’IPA pourrait donner de l’oxygène aux médecins du travail. Mais, cela nécessite de réfléchir aux compétences nécessaires et au référentiel de formation à construire.