Travail & Sécurité. Pour commencer, pouvez-vous nous présenter la CEC et ses missions ?
Maxime Legrand. La CEC est un acteur du dialogue social européen qui apporte un cadre structurant aux pays membres. Elle est l’une des trois organisations représentantes des salariés reconnues par la Commission, aux côtés de trois organisations d’employeurs. Elle représente environ un million de cadres à travers quinze pays d’Europe. La défense de leurs intérêts passe par la participation à des instances comme le comité de dialogue social, le sommet social tripartite auquel participe Ursula von der Leyen, et à des groupes de travail dont les thématiques (télétravail, IA, déconnexion, durabilité, inclusion, égalité hommes/femmes…) sont fixées entre partenaires sociaux ou par les parlementaires et élus européens. Nous participons ainsi aux négociations sur des accords qui ont ensuite vocation à être transposés dans chaque pays. Par exemple, l’accord national interprofessionnel (ANI) sur le télétravail signé par des organisations patronales françaises reprend en partie l’accord européen sur la digitalisation de juin 2020. Au-delà de cette mission de porte-voix des cadres, la CEC a la volonté de les aider au quotidien en leur proposant des outils concrets comme des guides pratiques basés sur les conclusions de ses groupes de travail. Nous avons des moyens limités, comparativement à d’autres organisations, mais nous profitons des expertises variées de nos membres, chaque pays ayant ses points forts. Par exemple, l’approche de nos collègues danois est en avance sur la durabilité ou la question des jeunes qui semblent se détourner des carrières de cadres. Avec la perspective d’enrichir nos échanges, l’un des objectifs de mon deuxième mandat est d’ailleurs de trouver des représentants dans les pays de l’Union ne faisant pas encore partie de la CEC.
Vous évoquez une crise des vocations de managers. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
M. L. L’évolution des missions dévolues aux cadres a glissé vers de plus en plus de tâches de reporting, aux dépens de celles liées à leur expertise ou de management. Une tendance qui s’est accélérée ces dernières années avec l’explosion du télétravail et après un mouvement de suppression de strates de management qui s’est opéré avant la crise sanitaire. Vous comprenez pourquoi les cadres sont fatigués et pourquoi une partie des jeunes se détourne de ces carrières. Ils préfèrent les postes de chefs de projets qui leur permettent de se concentrer sur leur coeur de m.tier. Il s’agit donc de donner aux cadres la possibilité d’exercer dans de bonnes conditions, de réenchanter les fonctions managériales. Je reste convaincu qu’être manager est un métier formidable, qui offre de la délégation de pouvoir, permet d’agir sur le fonctionnement de l’entreprise. Mais si 50 % du temps des managers est consacré au reporting et le reste à la mise en œuvre de leur propre expertise métier, ils ne peuvent pas se consacrer correctement à leurs autres missions, à commencer par le management des équipes. L’augmentation des tâches de reporting, exacerbée par la crise du Covid‑19 et l’augmentation du travail à distance, illustre aussi un manque de confiance au sein des entreprises. Cette tendance s’observe partout en Europe. Il est grand temps de réinstaurer plus de confiance dans les organisations. Il faut aussi s’appuyer sur la formation pour mieux armer les cadres qui n’ont pas tous suivi des enseignements managériaux au cours de leur cursus. Sans parler des questions de santé au travail qui sont insuffisamment abordées dans les formations initiales, et bien souvent limitées à de la sensibilisation.
Manager une équipe implique nécessairement un enjeu de santé et sécurité au travail, notamment en termes de santé mentale…
M. L. Le manager n’est bien sûr pas un professionnel de santé, il doit connaître son périmètre. En revanche, il lui est souvent dévolu de repérer des signaux faibles de mal‑être. Savoir écouter, avoir de l’empathie sont des compétences utiles, mais encore faut‑il avoir été formé à cela. Le défi est compliqué par le télétravail, puisque piloter un effectif à distance est un exercice bien différent de celui de le gérer en présentiel.
Vous évoquez les conséquences de la pandémie sur l’organisation du travail. Les cadres sont-ils les grands perdants de la généralisation du télétravail ?
M. L. Je ne dirais pas cela. Comme beaucoup de salariés, les cadres ont bénéficié des avantages du télétravail. Néanmoins, ils ont aussi pris de plein fouet ses inconvénients. Ils ont dû fournir de gros efforts pour adapter leur management à la nouvelle donne. Sans surprise, les entreprises ayant signé des accords concernant le travail à distance et ayant proposé des formations à leurs managers s’en sont mieux sorties. Mais de manière générale, les cadres ont fait part de problèmes liés à l’usure provoquée par la sur‑sollicitation des écrans. Les réunions en visio, déjà plus compliquées à animer qu’en présentiel, peuvent s’enchaîner à longueur de journée, sans répit. Les premiers temps ont particulièrement brouillé la frontière vie professionnelle/vie privée, avec des journées à rallonge. Concernant le droit à la déconnexion, la position portée par la CEC devant le parlement européen après le Covid‑19 était de laisser la liberté de choix, en autorisant, d’un côté, l’envoi de messages tard ou le week‑end et, de l’autre, le respect strict du droit à la déconnexion totale afin qu’il ne soit pas reproché à quelqu’un de ne pas être disponible hors des heures de travail. Les cadres rapportent également que les échanges informels, qui mettent de l’huile dans les rouages et font souvent gagner du temps, ont pâti de la généralisation du télétravail.
Qu’en est-il des sujets émergents comme l’IA ou la semaine de 4 jours ?
M. L. Une enquête intitulée IA – au‑del. du battage médiatique
de Lederna, nos collègues suédois de la CEC, a montré que les cadres dirigeants peuvent avoir des craintes quant à l’arrivée de l’IA et son impact sur leur situation personnelle comme sur celle de leur entreprise. La première crainte est de ne pas bien comprendre ce qu’est l’IA et ses implications dans leur secteur d’activité. La seconde crainte est de rater le coche et de se faire doubler par des concurrents plus au fait de cette nouvelle technologie. Par conséquent, certaines entreprises ont eu tendance à se jeter sur de nouveaux outils à base d’IA sans savoir réellement qu’en faire, ce qui a pour effet de perturber l’organisation de leur entreprise. Notre position à ce sujet, comme sur toute transformation, est d’abord d’avoir un projet puis de choisir un outil adapté, qui peut contenir de l’IA ou non. Des outils d’IA peuvent renforcer le r.le des managers, il ne faut pas que ce soient des outils qui déresponsabilisent. Au contraire, avec l’accélération de la capacité à traiter de grandes quantités d’informations, les personnes qui prennent des décisions et en assument les responsabilités seront plus que jamais nécessaires. Concernant la semaine de 4 jours, différentes expériences avec baisse du temps de travail et maintien du salaire ont été menées par neuf pays européens. Elles montrent toutes une augmentation de la productivité des salariés. Encore une fois, grâce aux travaux de nos organisations membres et aux échanges de bonnes pratiques à l’échelle européenne, la CEC a une position claire à ce sujet. Nous attirons l’attention sur le risque d’une trop grande intensification du travail si l’on garde le même nombre d’heures hebdomadaires concentrées sur 4 jours. Cela augmente l’usure professionnelle ainsi que le risque d’accidents et de maladies professionnelles. Nous sommes persuadés que l’entreprise peut être aussi gagnante que les salariés à passer à la semaine de 4 jours avec baisse du temps de travail et maintien des salaires. Ce nouveau rythme peut aussi permettre de faire revenir au bureau les salariés d’entreprises passées au 100 % travail à distance et qui le regrettent. Les premières entreprises qui s’organiseront en 4 jours attireront les talents.
REPÈRES
- 2001. Chargé d’affaires professionnelles chez BNP Paribas
- 2004. Élu délégué du personnel Syndicat national de la banque (SNB/CFE-CGC)
- 2007. Directeur d’agence BNP Paribas
- 2011. Permanent au Syndicat national de la banque SNB/CFE-CGC et trésorier au CCE de BNP Paribas
- 2013. Représentant européen au Comité européen de BNP Paribas et à la Fédération européenne des cadres de banques et des établissements de crédit (Fecec)
- 2018. Secrétaire général de la Confédération européenne des cadres (CEC)
- 2019. Président de la Fecec
- 2021. Président de la Confédération européenne des cadres (CEC).
- Réélu en 2024
- 2023. Secrétaire national CFE-CGC, secteur « Travail : organisation et santé »