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L'invitée du mois

Annie Jolivet : « Il est essentiel de parler du travail avant de se focaliser sur les “seniors” »

Économiste du travail, ingénieure de recherche au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), Annie Jolivet étudie les conditions d’emploi et de travail en fin de carrière, les politiques publiques en faveur de l’emploi des seniors, les pratiques des entreprises. Elle nous livre ses réflexions sur le besoin d’agir sur la soutenabilité du travail dans une approche qui ne se limite pas aux seniors.

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Grégory Brasseur, Damien Larroque - 26/09/2024
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Portrait d'Annie Jolivet.

[Article paru dans le numéro de Travail & Sécurité d'octobre 2024]

Travail & Sécurité. Qu’est-ce qui vous a amenée à vous pencher sur le travail et les conditions dans lesquelles il est réalisé en seconde partie de vie professionnelle ?

Annie Jolivet. La question de l’âge m’intéresse depuis longtemps. Quand j’étais jeune, j’ai assisté à la disparition progressive de l’entreprise Néogravure, qui employait mon père. Le déclin de cette très grande entreprise d’imprimerie a duré presque dix ans, de 1972 à 1981, jalonnés de restructurations, de grèves, d’occupations d’usine… Lors du règlement judiciaire de la structure, les discussions entre liquidateur et représentants syndicaux ont porté sur des départs en préretraite. Ce n’est donc pas un hasard si j’ai choisi la discrimination liée aux seuils d’âge dans les organisations comme sujet de ma thèse en sciences économiques en 1991. J’ai ensuite croisé Antoine Laville et Serge Volkoff, fondateurs du Centre de recherches sur l’expérience, l’âge et les populations au travail (Creapt). Grâce à eux, j’ai découvert un vocabulaire permettant de parler des conditions de travail et des phénomènes de sélection liés au travail. Économiste de formation, je ne connaissais pas l’approche ergonomique. En participant aux activités du Creapt, j’ai appris à regarder le travail réel afin d’enrichir l’analyse de l’emploi et des pratiques des entreprises. À partir du début des années 2000, je me suis penchée sur les réformes successives des retraites en France qui ont progressivement relevé les âges seuils pour obtenir une retraite à taux plein et suscité des débats quant aux inégales possibilités de rester en emploi jusqu’à la retraite, notamment au regard des conditions de travail. Les travailleurs dans la deuxième partie de leur vie active sont de plus en plus nombreux, une partie d’entre eux avec des parcours professionnels hachés, en recherche d’emploi, dans des situations d’emploi précaire.

Vous avez travaillé sur le jugement que les salariés seniors portent sur la soutenabilité de leur travail. Qu’en avez-vous conclu ?

A. J. Avec Anne-Françoise Molinié, nous avons voulu comprendre comment s’imbriquent les différentes caractéristiques du travail, leurs effets sur les situations d’emploi, les liens avec les parcours antérieurs, les effets de genre. Nous avons construit cinq configurations de conditions de travail. La première est celle des travailleurs dits « épargnés », pour lesquels toutes les contraintes de travail sont plus rares que pour l’ensemble des salariés de 47 à 61 ans. Dans les quatre autres configurations – « physique et peu de soutien », « sous pression », « physique et décalé », « pénible et contraint » –, qui concernent 7 salariés sur 10 de notre échantillon, les salariés déclarent être soumis à des conditions de travail compliquées et rencontrer des difficultés. Le jugement que ces salariés portent sur la soutenabilité de leur travail diffère selon la configuration à laquelle ils appartiennent mais aussi selon leur genre. Se sentir capable de faire le même travail jusqu’à la retraite et le souhaiter est loin d’être seulement une question d’usure physique. C’est d’ailleurs dans la catégorie « sous pression », dans laquelle on retrouve surtout des cadres et professions intermédiaires, que les salariés, hommes ou femmes, s’en sentent les moins capables. Avoir un travail qui permet d’apprendre, un travail qui a du sens, avoir des perspectives d’évolution professionnelle contribuent à ce que les salariés se sentent capables et souhaitent avoir le même travail jusqu’à la retraite.

Les aménagements de fin de carrière sont-ils la bonne approche pour permettre aux salariés de conserver leur emploi assez longtemps pour percevoir une retraite à taux plein ?

A. J. De tels aménagements – solutions techniques, changements de poste ou réduction du temps de travail – s’avèrent limités. De plus, ils ne sont pas accessibles à tous puisqu’ils dépendent de la politique de chaque entreprise. En outre, les mesures ciblées « seniors » ne constituent pas une réponse suffisante pour la soutenabilité du travail. Le bon angle d’attaque consiste plutôt à s’interroger sur la qualité de vie au travail de façon générale, à tout âge, par exemple en analysant les motifs de départ des salariés selon leurs conditions de travail. La réforme des retraites de 2019 aurait pu être l’occasion de réfléchir aux éléments liés au travail, de prendre du recul pour décloisonner et regarder le tableau d’ensemble pour mieux s’interroger sur ce qui fait que le travail n’est pas soutenable. Il aurait fallu par exemple s’intéresser au chômage des personnes en dernière partie de vie professionnelle, au travail précaire (intérim, travail intermittent…), à la discrimination des seniors à l’embauche, alors même que nous observons des évolutions structurelles problématiques telles que la multiplication des contrats à courte durée ou la diminution de la couverture par l’assurance chômage. Fin 2019 et début 2020, deux rapports tentaient d’aborder ces aspects : « Favoriser l’emploi des travailleurs expérimentés - Rapport au Premier ministre », de Sophie Bellon, Olivier Mériaux et Jean-Manuel Soussan ; et « Les seniors et l’emploi : une situation paradoxale » par Solidarités Nouvelles face au Chômage. Après la crise du Covid, qui a suspendu cette réforme, nous sommes malheureusement repartis sur des politiques publiques segmentées selon l’âge. Les négociations interprofessionnelles qui se sont déroulées début 2024 se sont focalisées sur l’emploi des salariés âgés, sans réflexion d’ensemble sur le travail. Encore une fois, il serait préférable de tabler sur une approche préventive d’amélioration des conditions et de l’organisation du travail de tous les salariés, quel que soit leur âge sans distinction.

Les actions de maintien dans l’emploi sont donc à proscrire selon vous ?

A. J. Non. Ces actions peuvent avoir un intérêt et constituer une entrée vers une démarche plus globale, mais des mesures segmentées par âge ne constituent pas une réponse suffisante pour agir sur la soutenabilité du travail. Les recherches menées avec l’Anact et des Aract entre 2011 et 2018 ont permis de relever des expériences très variées dans les entreprises participantes : des actions bénéficiant à tous mises en place à partir de cas particuliers, des observatoires, des réflexions sur les parcours professionnels… Une entreprise spécialisée dans la pose de stores a par exemple créé un poste de technicien préparateur de chantier pour garder l’un de ses salariés ayant des restrictions d’aptitude. Pérennisé, ce poste identifie en amont les éventuelles difficultés inhérentes aux chantiers afin d’anticiper les problèmes techniques, réduire les contraintes physiques et gagner en efficacité. Il a ainsi ouvert un nouveau marché et dessiné un parcours professionnel possible. Il n’y a donc pas une façon unique d’avancer. Aborder les problématiques concrètes du travail, faire le tour des différents enjeux, décloisonner la réflexion, ce sont les conclusions vers lesquelles convergent les recherches que nous avons menées. Parler du travail avant de se focaliser sur les « seniors » permet d’articuler des actions ciblées sur des salariés plus âgés et des actions pour les salariés de tous âges, des actions sur les conditions de travail et des actions plus transversales, des actions individuelles et des actions collectives. Décloisonnement, apprentissage et construction de ressources collectives sont à mon sens trois aspects indispensables d’une démarche d’amélioration de la soutenabilité du travail pour tous. 

REPÈRES

  • Docteure en sciences économiques, agrégée du secondaire en économie et gestion. Ancienne élève de l’ENS de Cachan
  • Chercheuse à l’Institut de recherches économiques et sociales de 1997 à 2011, puis chercheuse associée
  • Chercheuse au Centre d’études de l’emploi de 2011 à 2016
  • Contribue au rapport pour le Conseil d’orientation des conditions de travail « Les conditions de travail dans les accords et plans d’action ‘‘seniors’’ », 2012
  • Présidente du groupe de suivi du département homme au travail de l’INRS et vice-présidente de la commission scientifique de l’INRS (2016-2023)
  • Ingénieure de recherche au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam) depuis 2016
  • Participe à l’ouvrage collectif Que sait-on du travail ?, Presses de Sciences Po, 2023
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