
Travail & Sécurité. Depuis les années 2010, les outils d’intelligence artificielle (IA) connaissent un développement sans précédent. Comment ont-ils impacté le monde du travail ?
Yann Ferguson. Il y a eu trois grandes étapes. Entre 2010 et 2022, l’intelligence artificielle apparaît d’abord comme un nouveau pas de l’automatisation. Elle va effectuer des tâches répétitives ou à faible valeur ajoutée, avec une double promesse : des gains de productivité et, sur le volet social, l’idée que les travailleurs vont pouvoir se concentrer sur les tâches qui ont le plus de sens, où l’humain apporte une vraie valeur ajoutée. À partir de 2022, le discours commence à changer. Dans un rapport, l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) indique que là où l’IA a le plus progressé, en matière de compétences, c’est sur les tâches cognitives de haut niveau. L’OCDE dit alors que les trois métiers qui pourraient être les plus impactés sont ceux de directeur général, d’ingénieur et de manager. Tout le contraire que ce qui était dit auparavant. Cela amène à comprendre que l’IA est une forme d’automatisation, probablement très différente des précédentes. Enfin, l’arrivée de l’IA générative, en novembre 2022, change complètement la trajectoire de l’intégration de l’IA au travail. On assiste notamment à sa montée en compétences dans le domaine de la créativité qui, jusqu’alors était propre à l’humain, et sur lequel on ne l’attendait pas forcément.
Justement, comment se déploie concrètement l’IA pour les salariés ?
Y. F. Avant l’IA générative, le taux d’usage par les salariés était négligeable. Aujourd’hui, près d’un salarié sur deux reconnaît utiliser l’IA dont un tiers quotidiennement. Il y a eu un vrai changement de paradigme. Jusqu’en 2022, l’adoption de l’IA se faisait à l’initiative des employeurs et s’imposait de façon plus ou moins douce à l’employé. Malgré une bonne volonté, réelle ou affichée, d’intégrer l’utilisateur final dans le design et la conception du système pour être le plus proche de la réalité métier, 80 % des projets employeurs ont échoué. Ils ont été développés comme des projets d’innovation et, in fine, ne répondaient pas à un réel besoin. D’où un sentiment de décalage entre le travail prescrit par l’IA, et le travail réel vécu par le travailleur. Aujourd’hui, avec l’IA générative, on assiste à une utilisation à l’initiative des salariés. C’est le travailleur qui décide où placer les curseurs et quand avoir recours à l’IA.

Quel impact tout cela a-t-il sur les conditions de travail ?
Y. F. Il y a autant de réponses possibles que de cas d’application. Si l’on reprend l’idée de libérer le travailleur des tâches à faible valeur ajoutée qui, à première vue, peut être perçue comme une amélioration des conditions de travail, cela revient aussi à détricoter un métier, avec des activités « en gruyère » et des trous qui devraient être remplis par des tâches à forte valeur ajoutée. Sauf que le salarié tient parfois à ces tâches considérées par le management comme à faible valeur ajoutée. Elles peuvent lui permettre d’appréhender progressivement l’activité. Des tâches à faible charge cognitive permettent aussi d’équilibrer une journée. Les supprimer peut créer un stress et une forme d’intensification du travail. L’utilisation spontanée de l’IA générative par le salarié est également un sujet complexe. Aujourd’hui, un tiers des usages de l’IA générative a pour objectif la recherche d’informations. Un usage contre nature puisque l’IA générative n’est pas un moteur de recherche mais un générateur de contenus. Elle va proposer un contenu qui, par essence, n’a pas de lien avec la notion de vérité. Dans le cadre professionnel, cela peut induire, à l’insu de l’utilisateur, une perte de qualité du travail. Par ailleurs, les utilisateurs de l’IA générative ont majoritairement moins de 25 ans. Ils en ont une bonne maîtrise, mais pas forcément la compétence sur l’analyse de la qualité du résultat. Or fournir un travail de qualité est un facteur majeur de bien-être au travail. Autre point, l’IA générative peut dégrader le collectif de travail dans la mesure où un salarié, plutôt que d’échanger avec un collègue, va brainstormer avec l’IA. Les interactions humain-machine se substituent alors aux interactions humaines. Et faire partie d’un collectif est également un vecteur d’épanouissement au travail. En bout de chaîne, il peut y avoir une modification des valeurs professionnelles : certains jeunes qui se sentent davantage confirmés grâce à l’IA et des travailleurs experts qui se voient fragilisés dans leurs positions, en particulier avec l’effacement du tutorat. A contrario, on voit aussi des emplois « juniors » disparaître car réattribués à des employés confirmés via l’IA.
REPÈRES
- 2014. Doctorat en sociologie
- 2016-2019. Responsable innovation IA – Projet Rencontres Innovation IA – Académie des Services Internes d’EDF
- 2018. Publication de l’ouvrage collectif Les mutations du travail sous la direction de François Dubet, éd. La Découverte
- Depuis 2021. Directeur scientifique du LaborIA
Pour éviter ces travers, ne faudrait-il pas d’abord penser au sens du travail ?
Y. F. Sur cette question, le livre L’intelligence artificielle aux impôts, publié par le syndicat Solidaires Finances publiques, décrit comment les outils d’IA ont changé les métiers du contrôle fiscal. Grâce à ces outils, les agents de contrôle, qui avaient l’habitude d’enquêter sur la détection de la fraude, se sont mis à recevoir des listes dressées par l’IA. L’autonomie et l’aspect Sherlock
du métier ont disparu, faisant émerger une tension, celle du chiffre contre le flair, qui pouvait être source de prestige. À partir de là, ceux qui arrivent dans le métier avec les outils automatiques de détection jugent cela acceptable, quand les plus anciens y voient une perte de sens. Mais cette question du sens par rapport à l’IA n’est ni linéaire ni systématique. Le clivage peut être générationnel ou d’un autre ordre. Au LaborIA - un laboratoire de recherche-action visant à appréhender les effets de l'intelligence artificielle sur l'avenir du travail - nous avons étudié le métier de ceux qui, dans les aéroports, inspectent au boroscope les parties de l’avion qui sont difficiles d’accès. L’observation de deux équipes différentes, où un dispositif d’IA fondé sur la computer vision avait été introduit, a montré que l’une l’acceptait facilement, tandis que l’autre y opposait un refus total. La première était pilotée de façon très directive et la seconde avec une approche participative. Ainsi, cette dernière a vécu l’arrivée de l’IA comme une rupture de la culture managériale et une perte d’autonomie, les ordres étant désormais dictés par un système.

Quelles seraient les solutions pour que le déploiement de l’IA en entreprise se fasse au bénéfice du sens et des conditions de travail ?
Y. F. Chaque organisation doit déterminer sa charte d’utilisation de l’IA, en fonction des buts recherchés, avec un alignement entre usage et éthique de l’entreprise. Il faut sortir du mode évangélisateur selon lequel l’IA nous libère des tâches à faible valeur ajoutée. Nous avons vu que, selon le point de vue, cette idée est discutable. Plusieurs dimensions sont à interroger. L’IA va-t-elle créer un stress, modifier les relations humaines au travail, induire un sentiment de contrôle et de surveillance ? Quel sera son impact vis-à-vis de l’engagement et des critères d’autonomie, de savoir-faire, de responsabilité ? Il faut sortir des pratiques clandestines et individuelles en développant une culture partagée de l’IA articulée autour du collectif. L’IA génère des inquiétudes par rapport aux motivations de l’employeur. Elle pose la question de la reconnaissance et de la contribution de chacun. Mais également de la honte et du jugement moral selon lequel l’utilisateur de l’IA est un tricheur ou un fainéant. Toutes ces questions pourraient être traitées dans le cadre du dialogue social. Mais un dialogue social qui intègre ce que sont l’IA et ses propriétés dynamiques.
IA ET DIALOGUE SOCIAL
Dia-ia est un projet coordonné par l’Institut de recherches économiques et sociales en lien avec des organisations syndicales et professionnelles qui explore le rôle du dialogue social au service des bons usages de l’IA en entreprise.