
Travail & Sécurité. Qu’a changé la loi de « Santé au travail » du 2 août 2021 dans votre pratique ?
Dr Jocelyne Berthaud. Nous sommes passés de services de santé au travail (SST) à des services de prévention et de santé au travail (SPST). Ajouter le P, c’est nous enjoindre à renforcer la mise en oeuvre de notre travail de base, qui est la prévention des risques professionnels. De quasi uniquement axée sur le suivi individuel de la santé des salariés et les visites médicales, la médecine du travail s’intéresse désormais aussi au collectif en accompagnant les entreprises sur des actions de prévention primaire des risques professionnels mais aussi sur des sujets de santé publique, comme l’obésité, la vaccination, les addictions, les cancers… Un tiers de notre temps est ainsi consacré à du travail hors visite avec, comme porte d’entrée dans l’établissement, la réalisation de sa fiche qui consiste à décrire les locaux, le nombre de salariés, les risques et ce qui est mis en place pour les éviter. L’accompagnement à la réalisation du document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP) est un autre moyen d’amorcer une collaboration. Environ 50 % des entreprises que nous suivons ne l’ont pas réalisé, car si les plus grosses ont souvent une ou plusieurs personnes dédiées à la santé et sécurité au travail, les plus petites ont besoin de se faire aider.
HORIZON SANTÉ TRAVAIL, C’EST :
Un SPSTI de 188 salariés dont 44 médecins, 40 infirmières et infirmiers, 40 secrétaires médicales et 20 intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP), parmi lesquels des psychologues du travail, ingénieurs et techniciens HSE, ergonomes, chargés de mission prévention de la désinsertion professionnelle (PDP) et assistantes sociales. Il accompagne 8 600 entreprises adhérentes, soit 170 000 salariés en Île-de-France (Yvelines, Hauts-de-Seine, et Paris) dans ses 14 centres.
Comment intégrez-vous ces nouvelles missions ?
Dr J. B. Les SPSTI élaborent des projets de service qui fixent leurs priorités d’action pour cinq ans. Chez nous, il se décline en quatre volets : améliorer la relation et la satisfaction des adhérents ; renforcer la prévention des risques professionnels ; réaliser le suivi individuel de la santé des salariés ; et assurer la prévention de la désinsertion professionnelle (PDP), cette dernière étant une priorité de la loi de 2021. Nous nous appuyons aussi sur des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) conclus pour cinq ans avec la Dreets et la Cramif. Ils énoncent les moyens mobilisés, la programmation des actions et les modalités de collaboration, mais aussi des indicateurs de suivi et d’évaluation des résultats. Nous sommes aujourd’hui passés à une démarche plus pragmatique en nous concentrant sur certaines thématiques : PDP, troubles musculosquelettiques, CMR (cancérogènes, mutagènes, toxiques pour la reproduction), chutes de hauteur et de plain-pied. Nous avons aussi créé des équipes d’intervention pluridisciplinaires destinées à intervenir en entreprise. Elles sont chargées de réaliser des actions primaires de prévention, de façon à être plus utiles à l’adhérent en construisant avec lui son plan d’action de prévention annuel.

Cette pluridisciplinarité que vous évoquez constitue-t-elle un changement important ?
Dr J. B. En effet. Nous nous appuyons sur le savoir-faire des uns et des autres. Cela a nécessité un changement de culture puisqu’il y a dix ans encore, les médecins redoutaient que les infirmières prennent leur travail. Il a fallu apprendre à déléguer, mais aujourd’hui, nous travaillons en équipe. Une évolution nécessaire face à la démographie vieillissante, au manque d’attractivité du métier de médecin du travail. D’autant que nous faisons face à une augmentation du nombre de visites à réaliser, notamment depuis l’instauration de la visite de mi-carrière. Sachant que dans notre SPSTI, chaque médecin suit entre 200 et 400 entreprises, soit entre 5 000 à 6 000 salariés en moyenne, impossible de mener notre mission a bien sans déléguer. Pour le volet PDP, la pluridisciplinarité permet de mener un travail personnalisé : à partir de la visite individuelle, notamment en préreprise, on adresse les salariés usés à nos IPRP chargés de mission PDP pour faire le point et envisager un aménagement ou un changement de poste pour lequel des essais encadrés pendant les arrêts maladie sont possibles. Le travail collectif permet aussi de mieux prendre en charge les risques psychosociaux (RPS), dont on parlait peu il y a encore dix ans. Les médecins du travail ont une place stratégique car ils sont en lien à la fois avec le salarié et l’employeur, et des psychologues peuvent les soutenir.
Comment articulez-vous les différentes compétences ?
Dr J. B. Le médecin est l’animateur de l’équipe pluridisciplinaire. Des protocoles de délégation individualisés permettent de confier un certain nombre de missions aux infirmières : la plupart des visites, mais aussi la fiche d’entreprise, les campagnes de vaccination, la sensibilisation aux risques liés aux activités physiques… Des réunions hebdomadaires médecins/infirmières permettent de faire le point sur les dossiers en cours. Les médecins délèguent aux IPRP des études de poste, des analyses d’organisation du travail… Des actions qui font aussi l’objet de réunions régulières pour suivre leur progression ou discuter des suites à proposer en fonction de leurs résultats. D’autre part, tous les mois, nous organisons des échanges entre médecins. Bénéficier de l’expérience des collègues permet de mieux prendre en charge des cas difficiles. C’est aussi l’occasion d’avancer sur des problématiques de notre métier. Par exemple, nous sommes de plus en plus confrontés à des incivilités. Nous allons également suivre une formation sur les façons de réagir face à des comportements violents.

Les équipes pluridisciplinaires sont-elles faciles à animer ?
Dr J. B. En tant que médecin coordinateur, je suis là pour fédérer, harmoniser les pratiques, m’assurer du bon fonctionnement des collectifs. Les médecins sont les chefs d’orchestre de leur équipe, pas des supérieurs hiérarchiques. Une place délicate à trouver. En attendant leur formation sur l’animation d’équipes pluridisciplinaires prévue cette année, nous venons de faire une réunion pour rappeler que la dynamique des équipes doit se baser sur un esprit de collaboration et qu’il n’y a pas de compétition entre leurs membres.
Quels sont les défis à relever pour les SPSTI ?
Dr J. B. Outre l’accompagnement pour la réalisation des DUERP, nous devons rattraper notre retard sur les visites de mi-carrière, qui ont lieu autour de 45 ans. Plus tôt nous repérons les personnes qui ne pourront pas continuer leur travail, plus tôt nous trouverons des solutions pour adapter leurs missions ou les réorienter. Nous avons aussi un devoir de pédagogie envers les employeurs qui ont tendance à exiger la présence du médecin du travail pour toute intervention. Nous devons leur expliquer notre organisation pluridisciplinaire, et les bénéfices qu’ils peuvent tirer de l’expertise de nos collaborateurs afin qu’ils leur fassent confiance.
Quelle est votre place dans le paysage global de la prévention ?
Dr J. B. Nous sommes complémentaires des autres acteurs de la prévention. Pour ma part, en tant que médecin coordinateur, je participe aux CSE de nos adhérents. Nos IPRP sont aussi régulièrement en contact avec la Cramif pour articuler leurs actions sur le terrain. Ils sont notamment un relais pour porter à la connaissance des entreprises les aides proposées par la Caisse pour prévenir les risques professionnels. Ils constituent un soutien précieux pour remplir les dossiers. Mais aujourd’hui, de nouveaux acteurs se mettent à faire de la prévention : les RH, mais aussi les mutuelles, avec, pour ces dernières, une certaine volonté d’avoir la mainmise sur le sujet. Elles proposent notamment gratuitement des campagnes de sensibilisation, des audiogrammes… Certaines le font bien, d’autres moins. Pour permettre à la médecine du travail de prendre sa place en entreprise et d’y rester, il faut améliorer l’attractivité de notre métier pour augmenter le nombre de médecins du travail.
REPÈRES
- 1989. Diplôme de médecine générale
- 1990-1992. Médecin généraliste
- 1992-2014. Médecin addictologue
- 2014-2018. Médecin collaborateur du travail
- 2018-2019. Médecin du travail en SPSTI
- 2019-2023. Médecin du travail en autonome
- 2023-2024. Médecin coordinateur chez Horizon Santé au Travail