« Je bois comme tout le monde. C’est souvent par cette phrase que les salariés répondent lorsqu’on aborde la question de la consommation d’alcool dans le cadre d’un entretien infirmier en service de prévention et de santé au travail. Mais que veut dire “boire comme tout le monde” ?, questionne Claude Duflos, infirmière et pilote du groupe projet addictions à l’Ametra06 (Association pour la médecine du travail des Alpes-Maritimes). Il est nécessaire d’aller plus loin, de demander le détail des consommations, de saisir le rapport à la boisson. » Aborder un sujet sensible, parfois encore tabou comme le sont les pratiques addictives, pour ouvrir progressivement les portes du dialogue nécessite tact et méthode.
C’est en 2013 que l'Ametra06 a lancé un groupe-projet dédié à la prévention des addictions en entreprise. Essentiellement orienté vers les consommations d’alcool, de cannabis et de médicaments, ce groupe pluridisciplinaire est composé de l’ensemble des acteurs du service de santé au travail : médecins, infirmières, techniciens et ingénieurs en prévention des risques, psychologues du travail... « Nous avons cherché à mettre sur pied une méthode pour aider les entreprises à décliner des actions collectives de prévention, poursuit Claude Duflos, et agir avant l’entrée en chronicité. » Les premiers temps ont été consacrés à structurer l’action, à réaliser des livrables pour les médecins et les équipes afin d’aborder la question en consultation, puis à définir des actions à décliner vers l’extérieur.
Le personnel de l’Ametra06 s’est collectivement initié à cette discipline. Une vingtaine d’infirmières et infirmiers du service ont par exemple été formés à la méthode « repérage précoce - intervention brève ». Et, depuis 2018, le service intervient directement auprès d’entreprises. Ça a été le cas à l’occasion d’une matinale employeurs à l’aéroport de Nice en 2018 où étaient présents des dirigeants d’entreprise et des référents HSE (hygiène, sécurité, environnement) ; à une autre matinale auprès d’un club d’entreprises à Sophia-Antipolis en 2019, à laquelle assistaient également des responsables HSE ; ou encore dans le cadre d’une journée prévention en entreprise à Carros en 2021, cette fois à destination de salariés de terrain.
Pont entre préventif et curatif
L’approche et le discours sont systématiquement adaptés pour décliner les messages en fonction de chaque public, de la culture d’entreprise, du contexte d’intervention. Ainsi, l’Ametra des Alpes-Maritimes cherche à aider les employeurs à définir et cerner le sujet, à leur faire comprendre les mécanismes, à les encourager à prendre le salarié dans sa globalité sans aller sur le terrain de la sanction. Cette approche leur fournit également des éléments en matière de réglementation (document unique, réglement intérieur, fiches sur les postes à risque…) et de responsabilité et leur présente ce que peut être une démarche pour prévenir les addictions.
DAMIEN FONTAINE, CHARGÉ QHSE SUR LE DÉPARTEMENT DES ALPES-MARITIMES CHEZ VEOLIA
« Par le passé, notre politique interne était plus orientée sur un mode dépistage-sanction. Mais cette approche ne servait personne. Nous avions la volonté de prévenir, et lorsqu’un cas d’addiction était avéré, de ne pas laisser le salarié livré à lui-même. Quand nous avons cherché une solution pour intégrer un meilleur accompagnement dans la prise en charge de personnes dépendantes, au départ nous étions démunis. Nous nous sommes tournés vers l’Ametra06. Grâce à elle, nous avons beaucoup appris sur le sujet : définitions, types de substances, création de supports d’information avec l’accord des membres du CSE, manière d’accompagner un salarié… Et quand on oriente les personnes concernées vers le médecin du travail pour être accompagnées, ça les rassure. Cela reste un acteur neutre, avec lequel la prise en charge anonyme est respectée et l’approche médicale privilégiée. »
Face à un public de préventeurs, l’association oriente son auditoire sur la façon de structurer une approche en interne, d’organiser la prise en charge d’un salarié par l’équipe pluridisciplinaire pour le faire entrer dans un parcours de soin. Des rencontres avec des salariés ont également eu lieu. Ces derniers peuvent en effet être directement concernés ou se trouver témoins de situations devant lesquelles ils sont parfois démunis. Des sessions de sensibilisation collective sont organisées et se déroulent sous forme d’ateliers. Un parcours sur les effets des substances illustre la perte de réflexes, à partir de la réduction du champ visuel avec des lunettes qui simulent ces effets. L’obligation de porter assistance à un collègue qui n’est pas dans son état normal est également abordée.
« L’aspect ludique est adapté pour capter l’intérêt des gens et dédramatiser le sujet. Cela délie leur parole et va au-delà de ce qui se dit en consultation, poursuit Claude Duflos. Ce que nous souhaitons, c’est que chacun – employeur, manager, collègue – connaisse son degré d’implication et le rôle qu’il peut jouer à son niveau. Au final, ça s’avère rassurant pour tout le monde de se consacrer à ce sujet. »
Apprendre à agir et à réagir
Certaines interventions se font à la demande des entreprises. C’est à la suite de la matinale employeurs que Veolia a identifié un besoin et demandé l’appui de l’Ametra06 pour créer un support de sensibilisation. « Plus de 600 personnes sur tout le département – centres de tri, centres de compostage, quais de transfert, agences de collecte, maintenance – ont été touchées, explique Patricia Franceschi, chargée QHSE (qualité, hygiène, sécurité, environnement) chez Veolia. Nous souhaitions un engagement mutuel, dans lequel Veolia s’engage à maintenir le salarié à son poste et à l’assister. »
Des rencontres ont également été organisées auprès du personnel de terrain du groupe pour le sensibiliser à la thématique. « Grâce à cette approche, aujourd’hui, tout est mis en œuvre pour prévenir le risque, poursuit Patricia Franceschi. Nous avons eu deux salariés ayant fait l’objet d’un accompagnement qui sont venus nous remercier et nous dire à quel point ça les avait libérés. Ils ne se rendaient pas compte des implications que leur consommations avait dans leur vie quotidienne, au-delà du travail. »
FICHES PRÉVENTION
Parmi ses actions d’information, l’Ametra06 a rédigé des fiches prévention pour informer sur la thématique des addictions. Parmi elles, une fiche « Alcool et travail : trop, c’est… combien ? quand ? comment ? » présente les limites à ne pas dépasser, les impacts d’une surconsommation sur la vie socioprofessionnelle et les complications possibles pour la santé. Une autre intitulée « Cannabis et travail : connaissez-vous l’impact sur la santé de la consommation de cannabis ? » expose les effets à court et à long terme, les conséquences psychiatriques et les impacts sur la vie socioprofessionnelle d’une consommation excessive de cannabis. Une troisième, « Psychotropes et travail : connaissez-vous l’impact sur votre sécurité des médicaments psychotropes ? », présente ce que sont les psychotropes, leurs effets possibles, les postes à risque en cas de consommation de telles substances, etc.
À travers cette approche, l’Ametra06 a pour objectif de faire avancer la prévention, à tous les niveaux. « Certains services de santé au travail se limitent à la remise de documentation à l’occasion du suivi individuel des salariés, plutôt que des approches terrain, remarque Claude Duflos. On peut estimer que notre projet est novateur par le fait d’intervenir directement en entreprise. Mais comme il s’agit de projets d’envergure, sur du long terme, il est important de ne pas s’essouffler, de toujours se renouveler, de faire évoluer constamment les outils. » Les fiches de prévention ont par exemple fait l’objet d’un lifting et de nouvelles versions viennent d’être publiées.