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Les pratiques addictives

Le tabou est toujours là, mais il ne fait plus peur

Le sujet n’est pas simple mais Enedis a décidé de s’y atteler. Au sein de cette entreprise, la prévention des pratiques addictives comprend deux volets : des actions de sensibilisation précoces à destination de tous et la prise en charge des personnes vulnérables pour prévenir la désinsertion professionnelle. Une politique qui s’adapte aussi aux évolutions sociétales et aux nouveaux modes de travail.

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Grégory Brasseur - 24/10/2022
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Illustration pratiques addictives.

« C’est un sujet de santé publique. Un problème individuel, qui ne regarde pas l’entreprise. » Cet argument, Amélie Coupet-Crignon, infirmière en santé au travail chez Enedis, GRDF et GRT Gaz, l’a maintes fois entendu de la part d’employeurs et parfois de professionnels de santé. Au cours de son passé dans l’industrie automobile, elle a été sensibilisée aux conduites addictives notamment chez les travailleurs postés. En 2011, quand elle rejoint les industries électriques et gazières, des actions descendantes sont menées, mais restent souvent isolées. Après un diplôme universitaire en addictologie, elle rejoint dans l’entreprise un groupe national de prévention des conduites addictives mis en place en 2018 à l’initiative de médecins du travail. Son ambition : faire bouger les lignes.

En 2020, Enedis met en place un comité de pilotage national composé de directeurs, assistants sociaux, préventeurs, juristes… « La lutte contre les pratiques addictives, intégrée dans la politique santé sécurité du groupe, a beaucoup évolué, témoigne Olivier Terral, directeur prévention, santé, sécurité d’Enedis. De par nos métiers techniques et un certain esprit de corps, nous avions observé, vis-à-vis de l’alcool, des usages collectifs liés à l’intervention terrain, avec parfois un côté initiatique. Le renouvellement générationnel s’est accompagné de nouveaux rapports aux conduites addictives : augmentation de la consommation de cannabis ou encore de pratiques comportementales – hyperconnectivité, surcharge mentale liée à l’abus de réseaux sociaux ou de jeux en ligne… –, qui peuvent engendrer des problèmes menant jusqu’à la désinsertion professionnelle. »

Croiser les regards

« C’est Amélie qui nous a mis en lien avec la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca), avec laquelle nous nous sommes engagés en 2021 en signant la charte Esper », indique Olivier Magnan, pilote opérationnel de la démarche prévention des pratiques addictives chez Enedis. Le dispositif « Les entreprises et les services publics s’engagent résolument » (Esper) a vocation à mobiliser les acteurs du milieu professionnel pour la prévention des conduites addictives autour d’un engagement (une charte en définit les principes et des ressources sont mises à la disposition des signataires).

Les industries électriques et gazières ont la particularité d’avoir un service de santé au travail autonome et un service social autonome, avec des professionnels de santé et des acteurs sociaux en proximité avec les métiers. « Nous travaillons sur la multidisciplinarité avec ces acteurs afin de croiser les regards, de faciliter une prise en charge globale, sans laisser le manager seul », reprend le préventeur.

FORMER EN LOCAL

« Nous avons conduit un projet sur trois ans pour sensibiliser 850 agents, avec les services de santé au travail, les ressources humaines, l’assistante sociale et les représentants du personnel », affirme Danièle Mirande-Rey, responsable prévention, santé, sécurité à la direction régionale d’Enedis Pyrénées et Landes. Cela a débuté en 2018, quelques mois après un accident grave impliquant une consommation d’alcool. « Il s’agissait d’une journée complète pour les managers, d’une demi-journée pour les agents et d’un groupe multi-acteurs pour sensibiliser aux différentes addictions, précise Jean-Marc Lacassagne, responsable de l’agence intervention des Hautes-Pyrénées. On a tous eu à gérer quelqu’un qui n’est pas dans son état normal. Des supports d’aide à la prise en charge ont été conçus pour les managers. » « Les sensibilisations se sont achevées en 2021. Nous poursuivons l’animation à travers des points sécurité sur le CBD ou encore l’hyperconnectivité », complète Danièle Mirande-Rey.

Ces cercles multiacteurs agissent au niveau national pour proposer des outils, une feuille de route, mais également en proximité au sein des 25 directions régionales. « Nous menons de grandes campagnes de sensibilisation, déployons des kits, comme récemment sur le cannabidiol (CBD), afin de sensibiliser l’ensemble du corps managérial, poursuit Olivier Terral. Dans certaines unités, des actions ciblées sont menées. Un numéro de téléphone anonyme a été mis en place, avec des psychologues qui répondent aux salariés vulnérables et peuvent les orienter vers des professionnels de santé. » « Localement, on diffuse les informations lors de réunions de sécurité, dans notre newsletter ou via des écrans dynamiques, afin de toucher tous les publics », évoque Danièle Mirande-Rey, responsable prévention, santé, sécurité à la direction régionale Pyrénées et Landes.

Sur le terrain, la question du cannabis reste délicate. « L’an dernier, un guide pour les managers a été déployé pour donner des repères quant à l’attitude à adopter lorsqu’une personne a un comportement inhabituel, explique Olivier Magnan. Le sujet touche à la sphère personnelle et, souvent, le tabou est là. » En 2021, en amont du déploiement du kit de sensibilisation au CBD, les ressources humaines et l’ensemble des personnels des services de santé au travail ont été sensibilisés. Au sein des unités, on suggère une présentation par un manager et un professionnel de santé, lors des réunions d’équipe ou des quarts d’heure sécurité.

Coller aux nouveaux modes de travail

Autre axe fort : ne pas se limiter aux addictions avec substances. « Les managers ont été fortement mobilisés pendant la crise sanitaire et exposés à l’hyperconnectivité, avec une multiplication de sollicitations liées aux nouveaux modes de travail (groupes WhatsApp multiples, travail à domicile en dehors des plages horaires…). Certains sont épuisés », alerte Olivier Magnan. Enedis vient de signer un accord sur le droit à la déconnexion, qui s’est accompagné d’un temps fort d’animations pendant une semaine en mars 2022.

GARE À LA PERTE DE CONTRÔLE

C’est la parole d’un médecin, le Dr Muriel Champagne, qu’Enedis a choisi de mettre en avant dans un film sur les risques liés à l’hyperconnectivité. Une parole en général écoutée. « Vous êtes-vous interrogé sur votre usage des écrans ? » questionne-t-elle avant d’alerter sur les risques liés à une perte de contrôle, ou l’apparition d’une sensation de manque, voire de souffrance. Le médecin évoque également les conséquences possibles d’une surutilisation des écrans et de l’hyperconnectivité : sédentarité, mauvaises postures, perturbation du sommeil, fatigue oculaire, problèmes de concentration, délitement du lien social… Sans s’opposer à l’ordre des choses et renier les avantages et bénéfices que peuvent apporter les écrans, l’entreprise encourage chacun, à travers sa charte du droit à la déconnexion, à questionner les pratiques professionnelles et à en parler.

Pour l’occasion, une vidéo a été enregistrée avec le Dr Muriel Champagne, médecin du travail et membre du comité de pilotage de prévention des pratiques addictives de l’entreprise, pour apporter des éléments factuels mais surtout inviter au débat. Le médecin y évoque notamment « des outils numériques qui se sont multipliés comme le virus », envahissant la vie professionnelle. « Des encadrants me disent ne plus parvenir à communiquer avec certains jeunes qui restent la tête penchée sur un écran. D’autres répondent au téléphone même en haut du poteau électrique. Je rencontre des managers hyperconnectés parfois à bout… », constate le médecin.

Elle décrit d’ailleurs l’association téléphone mobile et internet comme « un parfait cocktail propice à l’addiction », un outil « grand comme un paquet de cigarette et qui nous suit partout ». Le film, mis à disposition sur l’intranet de l’entreprise, a vocation à être diffusé lors des quarts d’heure sécurité. Sans stigmatiser, il s’agit d’ouvrir le dialogue et, pourquoi pas, de redéfinir collectivement une façon de travailler.

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