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Grand Entretien

François Dupuy : « Le confinement a rapproché les managers de proximité de leurs équipes »

En avril 2021, la rédaction de Travail & Sécurité s'était entretenue avec François Dupuy, sociologue des organisations, disparu le 10 mars 2024. Dans cet entretien, il revenait notamment sur une étude menée, avec deux collègues, sur les conséquences du confinement sur le travail des salariés et l’organisation des entreprises.

5 minutes de lecture
Katia Delaval, Delphine Vaudoux - 12/03/2024
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Portrait de François Dupuy.

Travail & Sécurité. Quel est le point de départ du travail que vous avez effectué autour des répercussions du confinement sur l’organisation des entreprises ?

François Dupuy. C’est une idée que j’ai eue, en mars 2020, lors du premier confinement. Je me suis dit : quand le travail va reprendre de façon « normale », il va falloir que les dirigeants parlent à leurs salariés. Et pas seulement pour leur dire : « Vous avez été formidables. » Ils devront s’appuyer sur ce que les salariés ont vécu... ils devront avoir une connaissance élaborée, à partir d’éléments que la sociologie des organisations peut leur apporter. C’est pour cela que j’ai proposé cette étude à des dirigeants de grandes entreprises que je connaissais.

Comment avez-vous procédé ?

F. D. Cette étude qualitative – je tiens à ce terme que j’oppose aux sondages – s’appuie sur neuf organisations : sept grandes entreprises cotées au CAC 40, une administration publique et une grande collectivité territoriale. Nous avons été trois pour mener d’avril à novembre dernier, par téléphone, ces 500 à 600 entretiens : Sébastien Olléon, associé au cabinet de conseil Grand Angle, Cécile Roaux, docteure en sciences de l’éducation, et moi-même. Pour cela, nous avons constitué un échantillon raisonné, bâti avec les entreprises, selon les spécificités de chacune et les questions qu’elles se posaient.

Qu’est-ce qui ressort de cette étude ?

F. D. Ce qui ressort tout d’abord, c’est que le premier confinement a été très bien vécu par les Français, à l’exception des populations fragiles d’un point de vue sanitaire ou familial. Tous ont déclaré avoir retrouvé de l’autonomie, du temps et avoir resserré les liens familiaux. Pour ce qui est du télétravail, les personnes interrogées ont eu le sentiment d’avoir été capables d’organiser leur travail, la plupart ayant le sentiment d’être plus efficaces. La suppression du temps de transport y est pour beaucoup : en moyenne, sur deux heures gagnées, une heure était réservée pour un temps personnel, l’autre dédiée au travail. Cela a même créé un certain enthousiasme juvénile face à ce phénomène nouveau qu’était le télétravail.

Mais cette période n’a pas fait que des heureux ?

F. D. C’est vrai. Elle a aussi généré des exclus. D’abord des exclus du télétravail. En effet, si on augmente le nombre de personnes en télétravail, la « bande passante » de l’entreprise doit être assez large pour que tout le monde puisse se connecter. Or, aucune des neuf organisations étudiées n’en avait assez, du moins dans un premier temps. Pendant quelques semaines, les entreprises ont donc dû faire des choix et décider qui pourrait se connecter. Certains salariés sont même restés deux mois sans connexion... Ils ont pu légitimement se demander quelle était leur utilité, quel sens donner à leur travail, quelle était la valeur collective de leur travail... Et lorsque de juillet à septembre, l’entreprise a demandé aux salariés de revenir, cette population exclue a été la plus réticente à le faire. Le deuxième phénomène d’exclusion est lié à la désobéissance organisationnelle. Par exemple, les entreprises ont pour la plupart décidé que pour faire les réunions en visio, il ne fallait utiliser que la plate-forme identifiée par les services support. Des salariés à qui cela ne convenait pas ont créé des groupes parallèles, par affinité, dans lesquels n’étaient présentes que les personnes jugées susceptibles de permettre la continuité de l’activité. Cela a créé des groupes affinitaires par opposition aux groupes de travail.

Aujourd’hui, quelle est la position des salariés vis- à-vis du télétravail ?

F. D. Tous les salariés interrogés le disent : il faut à la fois du télétravail et du présentiel. Les proportions varient. Ils parlent souvent de 3 jours de présentiel et 2 jours de télétravail ou l’inverse. À l’exception des « knowledge workers » (NDLR. Les experts, ceux qui mobilisent essentiellement leurs facultés « cognitives, relationnelles et communicatives »), les salariés ne demandent jamais 100 % de télétravail.

Étonnamment, les jeunes semblent d’ailleurs les plus opposés au télétravail à 100 % ?

F. D. Oui, et ce même s’ils sont très habitués aux outils informatiques. Leur motivation est la suivante : j’arrive tout juste dans l’entreprise ou sur le marché du travail, j’ai besoin d’apprendre avec les gens, d’être au contact. On voit là l’importance de la fonction de socialisation du travail en présentiel. 

Deuxième point important qui ressort de votre étude : le rééquilibrage des pouvoirs dans l’entreprise.

F. D. En effet, et c’est ce qui aura à terme le plus de conséquences. Deux acteurs clés ont émergé : les dirigeants et les cadres de proximité. Il y a eu un vrai consensus – à l’exception d’une organisation syndicale dans une entreprise – pour reconnaître que les patrons avaient fait le nécessaire, notamment pour assurer la sécurité des salariés. C’est la première fois que je vois cela en 45 ans de carrière. Autre acteur clé, l’encadrement de proximité, qui avait deux missions : assurer la continuité de l’activité et veiller sur l’état de santé physique ou mentale des personnes fragiles. Et cela a rapproché cet encadrement de ses équipes. Ce qui n’a pas été le cas des fonctions support. Pendant la crise, ces fonctions centrales ont adopté deux stratégies différentes :

  • soit une stratégie d’accentuation, de renforcement de l’appareil réglementaire. Ce qui a fait apparaître des phénomènes de « désobéissance organisationnelle », tant il devenait impossible de faire face aux difficultés quotidiennes en appliquant de nouvelles normes ;
     
  • soit une stratégie d’atténuation consistant à accepter autant de dérogations aux règles que nécessaire à la bonne marche des unités.

Ces deux stratégies ont montré que l’activité se poursuivait mieux sans le fatras bureaucratique. Cela a fait apparaître que l’encadrement de proximité, jusque-là cantonné dans des rôles d’exécution, pouvait faire preuve d’initiative et que se posait désormais la question de la place de l’encadrement intermédiaire. Ce dernier a eu du mal à trouver son positionnement pendant cette période. C’est une question pour l’après-crise.

Selon les organisations, le télétravail a également été vécu différemment ?

F. D. L’adaptation au télétravail dépend, globalement, du type d’organisation : pour les bureaucraties classiques, caractérisées par la prévisibilité des événements (réunions ou autres), où tout est organisé, le passage au télétravail a été plutôt facile. En revanche, pour les entreprises ouvertes, par exemple celles des services financiers dans lesquelles il faut répondre instantanément, avec des contacts directs et impromptus aussi bien avec ses collègues qu’avec ses clients, le télétravail a constitué une forme de régression. Il a fallu standardiser les pratiques, ce qui a fait perdre une réactivité considérée jusqu’ici
comme un avantage compétitif décisif. Les dirigeants de ces entreprises n’étaient pas favorables au télétravail et, même s’ils savent qu’ils n’échapperont pas à la négociation d’un accord sur le sujet, ils comptent bien en limiter le cadre.

Pensez-vous que les tendances que vous avez observées seront durables ?

F. D. Vous savez, la sociologie a plutôt tendance à étudier le passé. Mais ce que j’ai observé, c’est que, avec la crise liée à la Covid, certains dirigeants ont réinvesti les questions d’organisation, qu’ils avaient eu tendance à déserter. Et cela aura probablement des conséquences à terme.

REPÈRES

1975 -1977. Chercheur en sociologie du travail
1977-1993. Chercheur au centre de sociologie des organisations (CNRS)
1985-2024. Enseignant en sociologie des organisations appliquée au management dans plusieurs business schools en France et aux États-Unis.

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