
Peschadoires, à une quarantaine de minutes de voiture à l’est de Clermont-Ferrand. Les grondements des volcans du Puy-de-Dome ont cessé depuis longtemps, mais ils ont été remplacés par les puissants chocs qui s’échappent de l’entreprise de forge Arno. Point de lave en fusion ici, mais cinq marteaux-pilons, un par ligne de production, qui élèvent leurs masses d’un à deux mètres selon les modèles, avant de les laisser s’abattre sur leurs assises dans des déflagrations sonores. Entre le marteau et son socle, des lopins de métal préalablement chauffés à 1 200 °C sont positionnés et maintenus à la pince par les opérateurs qui réalisent ainsi des ébauches de lames de ciseaux, de sécateurs et de couteaux ainsi que des pièces industrielles.
« Notre plus grosse production est celle de fléaux et manilles pour les machines agricoles. Nous fabriquons également des baïonnettes pour l’armée et des couteaux de cuisine professionnels monoblocs, complète Olivier Costes, qui travaille depuis la fin des années 1990 dans l’entreprise dont il a pris la direction il y a deux ans. Au-delà de la forge, nous proposons également des lames découpées au laser ou sous presse. Nous faisons également de l’usinage et de l’affûtage. »
Conscient de la nécessité de fournir des conditions de travail sûres à ses salariés, Pascal Jodas, le précédent directeur d’Arno, s’est efforcé, dès son arrivée en 1997, d’initier au sein de l’entreprise une démarche de prévention des risques professionnels. Deux événements consécutifs vont remettre en cause les certitudes qu’il avait en la matière. Le premier survient en mai 2021 : en tombant sur la pédale d’activation d’un marteau-pilon, un lopin déclenche la chute de la masse, heureusement sans conséquence pour l’opérateur. Quelques mois plus tard, l’un de ses collègues n’a pas la même chance. Il perd un auriculaire au cours d’un test lors d’une modification de ligne.
À chaque changement, réévaluer la conformité
« Cela a été un véritable électrochoc car nous pensions être à l’abri d’un tel événement, concède Olivier Costes. En réaction, Pascal Jodas a mobilisé six forges de la région dans un groupe de travail visant à identifier des solutions pour éviter le déclenchement intempestif des marteaux-pilons. » La Carsat Auvergne est également invitée en la personne de Pierre-Loïc Sabetay-Sabin, contrôleur de sécurité, afin que les réflexions bénéficient de ses conseils. « J’ai pour ma part fait appel au laboratoire sécurité des équipements de travail et des automatismes de l’INRS pour qu'il nous apporte son expertise », ajoute le préventeur. La première constatation était que l’évolution de la production vers plus d’automatisation avait conduit Arno à devenir concepteur de machines sans s’en rendre compte. En effet, même si, prise séparément, chacune d’entre elles est certifiée, les assembler peut entraîner une perte de conformité et l’apparition de nouveaux risques.
« Nous pensions bien faire, mais avec le temps, il y a eu des dérives… L’état des lieux réalisé début 2022 a montré que seules 27 % de nos machines étaient conformes, remarque Gaël Vachon, dont la fonction de responsable méthode et process s’est enrichie d’un volet sécurité afin de faciliter la collaboration avec le responsable qualité, hygiène, sécurité, environnement (QHSE). En deux ans, nous sommes remontés à 97 % de conformité. » La direction n’a pas lésiné sur les moyens : 300 000 euros ont été alloués pour redresser la barre.
UNE CULTURE DE PRÉVENTION ANCRÉE
Directeur de la forge Arno entre 1997 et 2022, Pascal Jodas y a développé une culture de la prévention des risques professionnels. La conservation du CHSCT alors que l’effectif est repassé sous la barre des 50 salariés – ils sont 42 aujourd’hui – en est l’illustration. La volonté du dirigeant d’automatiser les tâches sans valeur ajoutée en est une autre. Les postes isolés nécessitant de nombreux ports de charges ont peu à peu cédé la place à des lignes composées de machines et de convoyeurs. L’intégration d’une cambreuse automatisée sur une ligne a par exemple supprimé les chocs dans les bras des opérateurs. « Il faut prendre le temps de l’analyse et savoir faire marche arrière lorsqu’une solution s’avère être une fausse bonne idée, insiste Olivier Costes, l’actuel directeur. Nous avons ainsi abandonné l’idée d’un robot collaboratif au poste d’affûtage. Si une telle machine est sans risque pour donner un boulon, avec une lame, même à faible vitesse, une coupure est possible. »
Faire tester les machines par les opérateurs
Les convoyeurs ont été capotés quand cela est possible et leur vitesse réduite. Les îlots de production ont été révisés avec, par exemple, l’installation de sécurités électriques et de grilles de protection disposant de systèmes de sécurité d’accès sur les portes et portillons… En outre, des grilles de protection sont installées autour des lignes pour protéger salariés et visiteurs qui peuvent être amenés à circuler dans l’atelier. Concernant les marteaux-pilons, différentes solutions ressortent des réflexions du groupe de travail.
Comme le veut la procédure habituelle de l’entreprise, les opérateurs sont invités à tester les dispositifs. Ainsi, la proposition d’assujettir le fonctionnement de la pédale qui déclenche la chute de la masse à un bouton afin de garder la main qui ne manipule pas la pince éloignée de la zone dangereuse n’a pas été retenue, car elle déséquilibrait l’opérateur. Deux autres dispositifs ont en revanche été validés et installés.

Le premier consiste en des barrières immatérielles capables de reconnaître les pinces et de ne stopper le fonctionnement de la machine que si autre chose les traverse. La seconde sécurité mise en œuvre est la temporisation : après avoir actionné un bouton, l’opérateur a une vingtaine de secondes pour déclencher la chute de la masse. Après ce laps de temps, la pédale est inactive et il est à nouveau nécessaire de tourner le bouton d’activation pour la remettre en fonction. « Arno aurait tout à fait pu se contenter d’une seule de ces deux solutions, souligne Pierre-Loïc Sabetay-Sabin. Cela confirme encore sa détermination à établir des conditions de travail les plus sûres possible. »
« Au-delà de notre volonté d’agir, nous avions la possibilité financière de le faire, ce qui n’était pas forcément le cas de nos confrères, souligne Gaël Vachon. Nous sommes entrés dans un cercle vertueux, puisque l’amélioration continue permet d’absorber le coût au fur et à mesure. » Car dorénavant, chaque évolution des lignes prend en compte la dimension sécurité. Et en plus des vérifications périodiques dont le rythme est défini par les textes réglementaires en fonction du type de machine, Arno s’appuie sur un prestataire pour des contrôles trimestriels.
UNE ACTION CONTINUE
Le suivi des actions mises en place fait partie de la culture de prévention de la forge Arno. Ainsi, pour soulager un employé qui souffrait de douleurs à l’épaule, une plate-forme réglable en hauteur et équipée de garde-corps a été installée sur l’un des postes de frappe, évitant ainsi d’avoir à maintenir le bras trop levé pour travailler. Les dispositifs pour sécuriser les marteaux-pilons n’ont pas fait exception à la règle et leur suivi a débouché sur une amélioration ergonomique. En effet, au bout de quelques mois d’utilisation, le bouton de réarmement de la masse qui doit être enclenché régulièrement a fait l’objet de remontées négatives quant à son positionnement. Celui-ci imposait aux opérateurs des torsions du tronc qui, avec la répétition, devenaient contraignantes. Le bouton a donc été placé de manière à ne plus avoir à effectuer ce mouvement.