
Aux portes de Troyes se trouve un site hexagonal du Suédois Assa Abloy, l’un des leaders mondiaux des solutions d’ouvertures (serrures mécaniques et électroniques, cylindres, clés, portes de sécurité, entrées automatisées…). Issu de la fusion de deux entreprises il y a une trentaine d’années, le groupe est aujourd’hui présent dans plus de 70 pays grâce à une stratégie d’acquisition. C’est ainsi que, en 1997, l’usine de Sainte-Savine, appartenant alors à Vachette, a rejoint le géant nordique. « La marque Vachette, qui a eu 160 ans en 2024, estampille toujours une partie des produits qui sortent de notre manufacture. Le reste de nos références est siglé JPM, autre société entrée dans le giron d’Assa Abloy, raconte Cédric Fillion, responsable HSE (hygiène, sécurité, environnement) du site et coordinateur France. Nous faisons majoritairement du sur-mesure ce qui implique un travail rythmé par les commandes. »
Sur les 22 000 m2 de l’usine auboise, les 260 salariés fabriquent et expédient chaque jour 4 000 cylindres, 2 500 serrures, 800 barres anti-panique et 3 000 clés. Si certains des éléments qui composent ces produits sont façonnés sur place à partir de bobines de métal, la majorité d’entre eux provient d’autres entités du groupe installées notamment en Roumanie et en Tchéquie. Le travail des opérateurs consiste ainsi principalement à assembler des composants. « Nous cherchons à réduire gestes répétitifs et positions contraignantes qui peuvent générer des troubles musculosquelettiques. D’autant que beaucoup de nos salariés sont là depuis longtemps, confie Aurélie Rossignol, l’infirmière de santé au travail du site. Également dans notre viseur : le port de charges, une tâche sans valeur ajoutée et que l'on peut réduire afin d'améliorer les conditions de travail. »
DES COBOTS PAS ENCORE À TOUT FAIRE…
Le poste de contrôle qualité des clés et des cylindres nécessite un toucher très précis. Les salariés qui réalisent cette tâche sont capables, en actionnant le mécanisme, de ressentir de petits blocages ou de légers à-coups qui peuvent disqualifier le produit pour une mise sur le marché. « Impossible aujourd’hui d’automatiser cette mission qui génère l’apparition de TMS. Et malheureusement, les cobots ne sont, à l’heure actuelle, pas capables d’identifier les défauts, regrette Aurélie Rossignol, infirmière de santé au travail du site Assa Abloy de Sainte-Savine. Nous encourageons la polyvalence pour prévenir l’apparition de pathologies, mais les opérateurs qui apprécient ce poste et sont fiers de leur savoir-faire y sont pour certains réfractaires. Des réticences qu’il faudra prendre en compte si l’évolution technique, peut-être en intégrant de l’IA aux programmes des cobots, permet de confier cette tâche à un automate. »
Pour atteindre ces objectifs, l’entreprise s’est notamment tournée vers les nouvelles technologies d’assistance physique. « Ces dispositifs innovants peuvent sembler être des solutions miracles… Mais attention ! Ils ne sont pas adaptés à toutes les situations, prévient Fanny Frappin, contrôleuse de sécurité à la Carsat Nord-Est. Ici, la démarche d’intégration a été menée de manière exemplaire en commençant par l’analyse des postes pour identifier les risques et les besoins. Autant d’informations qui permettent de faire le bon choix. » Outre l’analyse du travail réel dont les conclusions ont alimenté les cahiers des charges, l’implication de tous les acteurs est un autre élément primordial. Service de prévention et de santé au travail, bureau méthodes, équipe de maintenance… et bien sûr les opérateurs ont tous donné leur point de vue pour définir au mieux les caractéristiques des dispositifs.
Bien implanter pour bien coopérer
Ainsi, après des phases de tests, arrivent en 2017 un premier AGV, qui transporte les produits finis depuis les sorties de lignes jusqu’à la zone d’expédition, et un premier cobot. « Ce dernier réalise l’ébavurage des clés, c’est-à-dire qu'il élimine la limaille résultant du travail du métal. Ce qui épargne à nos collaborateurs une torsion répétée du poignet, détaille Cédric Fillion. À la suite de cette première intégration réussie, nous avons équipé dix autres lignes avec des cobots pour réaliser du rivetage, du vissage, du transfert de pièces… Et nous allons continuer de les déployer au rythme de deux par an. »

Et la coopération entre humain et automate semble toute naturelle lorsque l’on observe l’un des cobots attraper d’un mouvement fluide le boîtier que lui tend une salariée avant de le placer dans une petite presse. Si la gestuelle se complète parfaitement, c’est que la manufacture a un atout de taille dans son jeu : Lilian Spieser, un automaticien, qui programme les cobots et s’occupe de leur implantation. « Il est venu voir comment je travaillais et je lui ai appris à assembler une serrure. Il a pu positionner Haribo – c’est comme cela que je surnomme le cobot – à la bonne distance et à la bonne hauteur afin que je l’alimente facilement, se félicite Sophie Morel, une agente de fabrication. Nous avons remarqué également que la pince dont il était équipé pouvait agripper mon gant. Nous l’avons donc remplacée par une plaque aimantée. » De quoi convaincre celle qui, de son propre aveu, était dans un premier temps réticente. D’autant que la suppression des gestes répétitifs est un soulagement pour l’opératrice qui aujourd’hui ne voudrait plus se passer de l’aide de son collègue artificiel.
… ET PARFOIS À TENIR ÉLOIGNÉS DES SALARIÉS
Sur une ligne de serrures grand format, le positionnement d’un cobot a poussé l’équipe chargée du projet à renforcer la sécurité en l’isolant derrière une barrière immatérielle. « Pour qu’il puisse réaliser le vissage des têtières, nous l’avons accroché en hauteur ce qui le rapproche du visage de l’opérateur. Même s’il est programmé pour se mouvoir lentement et s’arrêter s’il entre en contact avec un obstacle, nous avons préféré ne pas prendre de risque », explicite Cédric Fillion, responsable HSE du site et coordinateur France. Lorsqu’une personne se tient à proximité des barrières, le cobot ralentit, ce qui est signalé par le passage du vert à l’orange de leds indicatives. Si quelqu’un entre dans le périmètre du cobot, celui-ci s’arrête immédiatement et la lumière passe au rouge. Pour aboutir à cette installation sûre, une année d’essais et de réglages a été nécessaire avant sa mise en fonction il y a trois mois.
Un peu plus loin, sur une ligne de serrures de grand format, un autre cobot réalise le vissage des têtières. « C’est un vrai plus. Cela fait 37 ans que je travaille ici et j’ai des douleurs, confie en se massant les poignets Béatrice Gauthier, une agente de montage. J’attends avec impatience l’automatisation du contrôle qualité qui est très contraignant. » « Ce sera chose faite dans les semaines à venir, la rassure Cédric Fillion. Mais pas de cobot, cette fois. Nos réflexions nous ont amenés à privilégier un banc automatisé. Nous cherchons encore la solution pour le contrôle des clés et des serrures. »

Pendant ce temps-là, un AGV, plus petit que celui de 2017, évolue entre les chaînes de production et passe à proximité. Il est en fonction depuis janvier 2023 et a déjà parcouru 5 000 km tandis que son grand frère atteint les 13 000. « C’est qu’il a pour terrain de jeu l’ensemble de l’usine. Non seulement il apporte les produits finis aux expéditions, mais en plus il alimente les lignes d’assemblage en composants, explique Lilian Spieser. Capable de tracter jusqu’à 500 kilos, il transporte également des produits jusqu’à l’atelier peinture. »
Ce nouvel AGV permet de réduire la charge de travail. Constamment appelé par les opérateurs ravis de ne plus avoir à se déplacer en portant des charges, il est déjà utilisé au maximum de ses capacités. En conséquence, l’établissement d’une flotte est en projet. Première étape : tester un logiciel de gestion d’AGV permettant d’optimiser leurs trajets et les flux, en hiérarchisant les commandes en fonction du chemin le plus court et des urgences. Car actuellement, c’est premier arrivé, premier servi.
Une démarche d'intégration d'exosquelettes
En plus des AGV et des cobots, l’entreprise mène une démarche d’intégration d’exosquelettes pour l’accrochage des balancelles de la ligne de peinture et la palettisation des produits finis. « Notre configuration ne permet pas d’automatiser. Nous manquons d’espace et il aurait fallu revoir l’implantation et toute l’organisation, ce qui demandait un budget que nous n’avions pas. Mais rien ne dit que nous ne nous tournerons pas vers une solution collective plus satisfaisante du point de vue de la prévention si les avancées techniques le permettent. Nous restons en veille », indique Aurélie Rossignol. En attendant, les tests d’exosquelettes ont duré plusieurs années avant de trouver un modèle adéquat car ceux issus des premières générations ne donnaient pas satisfaction.
« C’est une bonne chose de ne pas s’être précipité, d’avoir eu la patience d’identifier un dispositif qui réponde réellement aux besoins, apprécie Fanny Frappin. Dans le cas contraire, l’exosquelette aurait vite été remisé. Mais l’acceptation de cette solution ne dispense cependant pas de mettre en place un suivi, car l’évolution du travail et de la production peut changer la donne et demander de revoir sa copie. Cela est valable pour les technologies d’assistance physique comme pour toute action de prévention. »
TESTS D’EXOSQUELETTES
« Les salariés qui ont testé des exosquelettes pour l’accrochage des balancelles et la palettisation ont été formés par le fabricant, souligne Cédric Fillion, responsable HSE du site et coordinateur France. Pour juger d’un dispositif, il faut l’utiliser dans les règles de l’art. » Il a quand même fallu essayer quatre modèles sur trois ans pour trouver le bon. Les premiers étaient trop lourds, tenaient trop chaud et englobaient les membres inférieurs, gênant certains mouvements des opérateurs. Le quatrième a convaincu tout le monde. Passif, uniquement sur les membres supérieurs, il est débrayable et son niveau d’assistance est réglable, ce qui lui confère une adaptabilité aux poids des différents cartons. « C’est efficace pour adopter une bonne posture lorsque l’on fléchit les genoux. Et il y a moins d’efforts à fournir, cela se sent dans les bras et le dos en fin de journée », se réjouit Benjamin Oswald, préparateur de commandes qui a fait partie des testeurs.