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L'innovation au service de la prévention

L’intelligence artificielle pour détecter les situations à risque

Le groupe BTP Spie batignolles et la start-up CAD.42 mènent actuellement à Marseille une expérimentation. L’objet de ce test ? Un boîtier connecté, accroché à une grue, capable de détecter les situations à risque. Explications.

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Corinne Soulay - 21/02/2025
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Vue d'une situation de travail sur un chantier du groupe BTP Spie batignolles.

Tous les soirs, à 18 h, le chef du chantier de construction du nouveau commissariat des 13e et 14e arrondissements de Marseille, dans les Bouches-du-Rhône, retrouve son encadrement pour un débrief sécurité. Sur l'ordinateur, s’affiche le plan du site, enrichi de pictogrammes, indiquant les situations à risques observées dans la journée. Chaque point est associé à une photo d’illustration, prise à une vingtaine de mètres d’altitude. L’œuvre d’un préventeur posté, huit heures d’affilée, en hauteur ? Non, le fruit d’une intelligence artificielle (IA). Depuis l’automne 2024, le groupe Spie batignolles, en charge du chantier, et la start-up CAD.42 expérimentent un dispositif innovant, dans le but d’améliorer la prévention des risques professionnels sur les chantiers.

Ce boîtier noir, pas plus grand qu’une tablette et épais d’une dizaine de centimètres, est fixé au crochet de la grue de 27 m qui surplombe le site. D’en bas, on le distingue à peine. Mais, sous son apparence discrète, il renferme un concentré de technologie : un appareil photo, une puce GPS, un capteur de poids… Le tout relié à un logiciel d’IA. « Dès qu’une charge est détectée sur le crochet, l’appareil photo se déclenche et prend des photos toutes les 50 secondes, ce qui permet d’obtenir une vision plongeante, à 360°, du chantier en activité, explique Ammar Herbi, le responsable innovation chez Spie batignolles. Ce mode de fonctionnement découle de la genèse du projet, lié au départ à des analyses d’utilisation de la grue, et aux limites d’autonomie de la batterie. »

Ces clichés sont ensuite interprétés par l’IA, capable de détecter une douzaine de types de risques. Dans le cadre du test, le rapport, envoyé quotidiennement aux encadrants, se concentre uniquement sur cinq risques, considérés comme majeurs chez Spie batignolles : les chutes de hauteur ; la coactivité engins-piétons ; le basculement-renversement-effondrement ; le levage-élingage ; l'enfouissement-ensevelissement.

En pratique, le chef de chantier peut s’appuyer sur ce rapport quotidien pour prendre des mesures correctives, si besoin. « Par exemple, l’IA avait décelé un manque de sécurité lors de l’opération de pose des prédalles, avec un risque de chute de hauteur, illustre Tiffaine Deparrois, conductrice de travaux. Cela nous a conduits à revoir immédiatement notre mode opératoire, en imposant l’installation de garde-corps, et en réexpliquant aux compagnons la bonne pratique à adopter. » Autre usage, les photos peuvent servir de support de sensibilisation, lors des « minutes sécurité » organisées le matin, à la prise de poste. « C’est plus concret et plus parlant qu’un discours, en particulier pour certains de nos compagnons, qui ne maîtrisent pas bien le français. »

L'importance d'intégrer le CSE et les salariés

Ces premiers retours d’expériences semblent positifs. Mais, avant sa mise en test, le projet a suscité des interrogations et fait émerger des points de vigilance, nécessitant l’aval de tous les acteurs. « J’ai d’abord présenté le projet à la direction générale de Spie batignolles, puis aux ressources humaines, afin de nous assurer que les aspects liés au Règlement général de protection des données personnelles (RGPD) étaient respectés, explique Ammar Herbi. L’anonymisation des compagnons sur les photos, notamment, garantie par la prise de vue en hauteur et l’utilisation d’un algorithme de floutage, était indispensable, ainsi que la limitation de l’accès aux rapports, aux seuls encadrants du chantier. »

L’objectif étant de réaliser des tests sur différents sites, avant, éventuellement, de déployer la technologie, il a ensuite fallu trouver un premier chantier volontaire et convaincre le préventeur régional de Spie batignolles de l’intérêt de l’innovation. « Un autre passage obligé a été la présentation aux élus du CSE, de la zone sud-est, avec des exemples de photos et de rapports à l’appui, détaille Ammar Herbi. Ceux-ci ont validé l’idée du test. »

Vue d'une situation de travail sur un chantier du groupe de BTP Spie batignolles.

Dernière étape, l’acceptation sur le chantier. « Il fallait susciter l’adhésion des compagnons qui, au départ, redoutaient qu’il s’agisse d’un dispositif de surveillance, souligne Julien Godde, responsable prévention sud-est de Spie batignolles. Cela a nécessité une phase d’information et de pédagogie pour leur montrer que le but n’était pas de pointer des manquements, par exemple le non-port d’équipements de protection individuelle, mais de viser les mesures collectives. À partir de là, ils ont compris l’utilité pour leur sécurité. »

Sur le terrain, une vingtaine de compagnons s’attellent à terminer le gros œuvre du futur commissariat de la cité phocéenne. La livraison du bâtiment est prévue pour cet été. Au quotidien, les salariés ne prêtent pas attention au boîtier. Seule contrainte : le changement de la batterie. « L’intégration du boîtier ne devait pas créer de risques supplémentaires, souligne Jean-Philippe Panaget, président de CAD.42. Nous avons travaillé sur l’autonomie de la batterie afin qu’elle dure une semaine complète et qu’elle puisse être ainsi changée, en toute sécurité, le lundi matin, avant la reprise de l’activité. Pour éviter la multiplication des manipulations, nous avons opté pour un système d’accrochage aimanté avec une câblette de sécurité que l’on peut décoller sans forcer à l’aide d’un matériel gonflable, sorte de coussin de déménageur. »

Des limites à l'utilisation de l'IA

Côté encadrants, l’arrivée de l’IA n’a pas non plus changé les habitudes en profondeur. « Nous nous servons des rapports quotidiens comme d’un outil en plus, précise Tiffaine Deparrois. Cela ne remplace pas notre organisation de la prévention, qui comprend le plan de prévention, des visites du préventeur régional, des visites sécurité mensuelles, des 'minutes sécurité' sur des thématiques, ainsi que toutes les visites informelles quotidiennes du chef de chantier et des conducteurs de travaux, qui sont vigilants aux situations à risques. »

D’autant que le système a des limites. D’abord, il ne peut pas tout « voir ». Les prises de vue se déclenchant uniquement lorsque la grue est en charge, la journée de travail n’est pas documentée intégralement. Par ailleurs, au fur et à mesure de l’avancée des travaux, la caméra ne peut pas visualiser ce qui se passe dans les étages, ni sous certains angles de vue. « Il y a aussi la question de la maturité de la technologie, note Jean-Philippe Panaget. Certaines situations détectées par l’IA sont encore des 'faux positifs'. L’interprétation des images par un préventeur reste nécessaire pour s’assurer qu’il s’agit bien d’une situation à risques. Cela permet d’affiner l’algorithme. »

En outre, tout n’est pas décelable par l’image, pointe Gaby Moudombi, contrôleur de sécurité à la Carsat Sud-Est : « L’absence de formation aux opérations d’élingage, un facteur pouvant favoriser la survenue d'accidents, ne peut pas être détectée par l'IA. Cet outil peut s’avérer un plus, en particulier sur les grands chantiers, car le préventeur ne peut pas avoir les yeux partout. Mais cela doit rester un complément, dans le cadre d’une démarche globale de prévention mettant en œuvre des mesures humaines, techniques et organisationnelles. »

Cette phase de test a également permis de mettre en lumière un autre usage potentiel des données statistiques et photographiques obtenues via l’IA : cellesci pourraient servir de support de formation pour les nouveaux embauchés. CAD.42 a ainsi conçu un quiz, à partir de quelques photos, afin de mesurer leur niveau de connaissances en matière de prévention et de les sensibiliser aux situations à risques qu’ils sont susceptibles de rencontrer sur le terrain. Pour l’heure, les tests se poursuivent : fin janvier, un nouveau chantier, à Marcoussis, en Île-de-France, devrait être équipé du boîtier connecté.

UNE START-UP CONNECTÉE À LA PRÉVENTION

C’est l’une des premières start-up à avoir rejoint, en 2018, le Lab Santé-Prévention BTP, qui encourage l’innovation dans le secteur du BTP. CAD.42 développe, outre le boîtier connecté en test sur le chantier marseillais, des dispositifs anti-collision, susceptibles d’équiper différents engins : nacelles, grues… « C’est utile s’il y a de la coactivité entre engins de levage, mais aussi lorsqu’il y a des hauteurs à ne pas dépasser, des zones interdites. Par exemple en cas d’intervention sous des lignes haute tension ou bien à proximité d’aéroports », explique Éloïse Bouveret, chez CAD.42. Les compagnons peuvent aussi porter ce type d’équipement, qui les alerte par vibration et signal sonore en cas de risque de collisions engins-piétons. « Dans tous les cas, précise-t-elle, tous ces systèmes ne permettent pas d’intervenir sur l’engin, voire de le stopper. L’humain doit rester le décisionnaire. »

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