À Saint-Paul-lès-Dax, dans les Landes, l’hypermarché E. Leclerc s’est saisi de la lutte contre les troubles musculosquelettiques (TMS) avec une approche pluridisciplinaire qui a mené au développement de prototypes et d’outils améliorant le quotidien des salariés. Certains dispositifs adoptés pourraient bénéficier à d’autres magasins de l’enseigne.
Le premier boulanger arrive à 3 h 15. « Tous les jours, on sort 1 000 à 1 200 baguettes tradition et 65 sortes de pains faits sur place. Les gens en ont rarement conscience quand on leur parle de grande distribution », souligne Raphael Roméro, boulanger adjoint. À lui seul, le secteur boulangerie-pâtisserie de l’hypermarché E. Leclerc de Saint-Paul-lès-Dax, dans les Landes, regroupe une vingtaine de personnes. Au total, il y a 380 salariés dans le magasin, pour 7 900 m2 de surface commerciale. Et si l’ouverture des portes aux clients a lieu à 8 h 30, beaucoup prennent leur poste bien plus tôt, exerçant des métiers dans lesquels les tâches répétitives et physiques sont légion.
En 2023, l’établissement a pris à bras-le-corps la lutte contre les troubles musculosquelettiques (TMS), s’engageant dans le programme de prévention TMS Pros de l’Assurance maladie-risques professionnels. Il compte aujourd’hui parmi les magasins locomotives de l’enseigne en la matière. La boulangerie en est la parfaite illustration. Côté fabrication, la création de la cellule automatisée (pétrin, peseuse, diviseuse, façonneuse), il y a une dizaine d’années, avait déjà permis de réduire le caractère contraignant des tâches.
« En 2015, lors de la rénovation du magasin, nous avons été équipés de tapis trémie qui se lèvent et s’adaptent à la hauteur de travail pour envoyer la totalité des pains au four, se souvient Denis Guagliardi, le responsable boulangerie-pâtisserie. Cela supprime les gestes répétitifs et contraignants d’enfournement et défournement sur différents niveaux avec la pelle. » Puis sont arrivées les couches automatiques, permettant de faire facilement coulisser le pain sur le tapis d’enfournement. En moins de 10 minutes, le boulanger passe 120 pâtons. Sans les manipuler.
Parmi les solutions récentes mises en place, l’achat de l’ensacheuse automatique, qui s’adapte aux différentes variétés de pains, a révolutionné le quotidien. Elle permet de concilier réduction des TMS et gain de temps. « Avant, il fallait emballer manuellement les produits un par un, ce qui générait, là encore, énormément de gestes répétitifs et de fatigue », reprend le responsable. « Le cadrage du programme TMS Pros a permis de pousser la réflexion un cran plus loin. Nous produisons de plus en plus et il nous fallait nous pencher sur les contraintes posturales liées au défournement et à la mise en rayon », explique Delphine Darrouzès, la responsable qualité, hygiène, sécurité, environnement (QHSE) du magasin.
Avec Michaël Lawless, le directeur d’établissement, elle a constitué un comité de pilotage actif, en impliquant l’encadrement et les instances représentatives du personnel. Elle a notamment sollicité sur ces sujets l’ergonome du service de prévention et de santé au travail (SPST). L’un des enjeux était de remplacer les mannes en plastique, utilisées lors du défournement du pain. « Une horreur à nettoyer, sans parler des manipulations pour ressortir le pain une fois qu’il a refroidi », commente Raphael Roméro. « Nous avons acheté un chariot de défournement à trois étages. Mais le niveau inférieur étant à moins de 40 cm, nous avons demandé au fournisseur de le transformer », explique Delphine Darrouzès. Le pain, qui refroidit à l’air ambiant, ne ramollit pas : un réel gain qualitatif comparé à l’utilisation des mannes.
« Un système similaire a été adopté sur une gamme de chariots en inox pour la mise en rayon du pain et des viennoiseries. Un prototype est à l’essai et, là aussi, en concertation avec l’ergonome, nous avons demandé des modifications et notamment la mise en place d’une grille amovible », reprend la responsable QHSE. Le premier prototype convient en effet pour la mise en rayon des baguettes, mais contraint le salarié à se pencher en avant lorsqu’il s’agit de viennoiseries ou de petits pains. « Ces investissements sont conséquents et nécessitent de se laisser le temps de faire des tests en situation réelle », insiste la responsable QHSE. Elle aimerait faire rapidement adopter le chariot modifié ici ainsi que dans le magasin de Rion-des-Landes, avant de le faire référencer à la centrale d’achat pour un déploiement plus large.
Autre secteur rénové : la boucherie. « Tout est à nouveau parti du travail réel, en associant les salariés, et d’un diagnostic ergonomique réalisé en lien avec l’ergonome du SPST », constate Romain Boucherie, contrôleur de sécurité à la Carsat Aquitaine. Les discussions se sont ici concentrées sur la hauteur des tables de travail, usées et dont les pieds avaient été rabotés au fil des années. Se posait également une question de maniabilité des tables avec le billot intégré, un boucher gaucher ayant émis le souhait d’avoir son billot du côté droit. En lien avec les équipementiers, la responsable QHSE a travaillé à l’implantation en 2024 de nouvelles tables – une par boucher –, avec une hauteur de 95 cm (10 de plus que les précédentes) et ajustables jusqu’à 105 cm. Les billots sont désormais indépendants.
La déclinaison du programme se poursuit pour la mise en rayon, qui débute chaque matin à 5 h 30. Principal marqueur : le déploiement de la recommandation nationale R478 1. Ainsi, la mise en rayon des produits est limitée à une hauteur de 1,80 m du sol, la profondeur du rayon à 40 cm maximum en partie basse et à 60 cm dans la partie supérieure. « Ça bouleverse un peu les habitudes. Mais très vite, on se rend compte que c’est beaucoup plus confortable, pour nous comme pour les clients », témoigne Maïté Gay, occupée au réapprovisionnement du rayon textile. « Nous avons fait un gros travail de déploiement d’aides à la manutention. On veut un transpalette électrique par allée pour apporter la marchandise en rayon et 100 % d’utilisateurs formés », ajoute Delphine Darrouzès.
En complément, des équipements de mise en rayon (Émer), qui comportent à la fois un moyen de déplacement, un moyen d’immobilisation et un moyen d’accès sécurisé à une plate-forme, sont fournis en nombre. Certains sont dotés d’une desserte intégrée. « Cette tablette est bien pratique pour poser les produits », affirme Alexia Buleta, en pleine opération de « facing » au rayon frais, une tâche qui consiste à repositionner les produits situés à l’arrière vers l’avant. « Nous avons aussi des dispositifs qui ramènent automatiquement le produit en façade, tandis que le remplissage continue à se faire par l’avant. C’est très pratique au rayon boissons », évoque pour sa part Éric Réveillon, un autre employé. Pour d’autres tâches, des chariots à niveau constant sont également utilisés.
« J’ai fait venir un exemplaire de chaque matériel et distribué des questionnaires pour permettre aux équipes de s’exprimer. Chacun choisit celui convient le mieux à son activité. Les Émer ont permis de supprimer les escabeaux. La prochaine étape serait de bannir totalement l’utilisation des chariots de supermarché, en rayon comme en réserve », avance Delphine Darrouzès. Le combat n’est pas encore gagné. Un prototype de chariot adapté, ne générant pas de postures délétères avec inclinaison du dos, est à l’essai. « On ne change pas des années de pratique en un jour. Il faut prendre le temps, faire des essais, veiller également à ne pas déplacer le risque », insiste la professionnelle. Ces tests sont réalisés dans tous les secteurs, jusqu'au centre automobile du magasin, où des équipements spécifiques sont déployés, notamment pour la manipulation des pneus, stockés jusque une hauteur de quatre mètres
L'établissement a atteint aujourd'hui la dernière étape du programme TMS Pros, qui consiste à mesurer et à évaluer sa démarche de prévention. « La démarche, qui peut paraître contraignante au départ, doit devenir pérenne, estime Michaël Lawless. On observe une amorce sur la baisse de la sinistralité : nous n’avons plus d’arrêt lié au syndrome du canal carpien, moins de problèmes de dos… Mais on part de loin et les bénéfices ne seront visibles que dans quelques années. »
Depuis la crise sanitaire, il note par ailleurs qu’il devient compliqué de fidéliser les collaborateurs. Et les conditions de travail peuvent faire la différence. « Aujourd’hui, la santé et la sécurité sont intégrées à l’ensemble des projets, comme prochainement l’agrandissement du drive », souligne Laurent Brauner, contrôleur de sécurité à la Carsat Aquitaine. Une politique dont ont également bénéficié les postes de caisses. « La responsable QHSE est impliquée localement dans la diffusion des bonnes pratiques auprès du centre E. Leclerc express de Rion-des-Landes et de l’hypermarché de Dax. poursuit-il. Elle reçoit de nombreuses sollicitations d’autres magasins E. Leclerc et fait remonter l’information sur les bonnes pratiques adoptées à la centrale d’achats et plate-forme de stockage pour les magasins E.Leclerc de cinq départements. »
« Quand des mois de réflexion sur le matériel finissent par aboutir, il faut le faire référencer pour que la totalité des magasins de la région en bénéficie. C’est une première étape avant une remontée à la centrale nationale à Paris », reprend Delphine Darrouzès. Soutenue par sa direction, elle va prochainement ajouter une corde à son arc. Il y a quelques mois, le médecin du travail et le psychologue du travail sont intervenus lors d’une matinée de sensibilisation à un sujet dont il est parfois difficile de saisir les contours : les risques psychosociaux (RPS). « On doit avancer sur la prise en compte des RPS dans notre document unique d’évaluation des risques professionnels. Avec Delphine Darrouzès, nous allons être formées comme personnes ressources par la Carsat Aquitaine », indique Aurélie Messager, assistante qualité.
En 2025, il est prévu d’élargir le comité de pilotage TMS Pros pour entrer dans ce nouveau programme consacré aux RPS. Se structurer pour à nouveau avancer par étapes : préparer l’évaluation des facteurs de risques, en associant les instances représentatives du personnel, réaliser un diagnostic, puis élaborer et mettre en œuvre un plan d’action pour enfin l’évaluer sur la durée.