![Vue de soignants dans une situation de travail de nuit. Vue de soignants dans une situation de travail de nuit.](/.imaging/mte/ts-theme/imageUJA/dam/TS-860-OK/UNE-ITW-12H-TS-860.jpg/jcr:content/UNE-ITW-12H-TS-860.jpg)
Travail & Sécurité. En quoi ont consisté vos observations ?
Évelyne Morvan : J’ai réalisé une étude dans deux services de soins fonctionnant en 12 heures, avec des modalités différentes :
- l’un avec des équipes fixes de jour et de nuit, dans un service de gynécologie et obstétrique suite à une réorganisation en 12 heures pour tous (NDLR. Auparavant le service était organisé en 2x8 heures de jour et en 10 heures de nuit.),
- et le second dans un service de soins intensifs avec des équipes alternantes organisées en 2x12 heures depuis de nombreuses années.
Nous avons mêlé observations en immersion de jour (7 h 30-19 h 30) et de nuit (19 h 30-7 h 30) ainsi que des entretiens formels et informels, auprès essentiellement d’infirmiers, infirmières, aides-soignants, aides-soignantes et auxiliaires de puériculture.
Comment ces longues amplitudes horaires sont-elles perçues par les salariés ?
É. M. : Globalement, elles conviennent aux soignants rencontrés, sachant que ceux qui ne souhaitaient pas cette organisation ont quitté le service à l’occasion de la réorganisation dans le premier cas et que, dans l’autre service observé, le travail en 12 heures était une caractéristique de départ qui s’imposait pour qui voulait postuler. Les soignants trouvent ce rythme - en général 2 jours de travail, 2 ou 3 jours de repos, sur une base d’environ 12 jours de travail par mois - pratique pour l’organisation familiale, avec la possibilité de bénéficier de plus de journées non travaillées sur le mois et d’une « vraie coupure » avec le travail. Ils ont aussi moins de trajets puisqu’ils viennent travailler moins souvent. Ils apprécient également d’avoir une meilleure continuité dans le suivi des patients : comme ils s’occupent d’eux sur des périodes plus longues, ils ont l’occasion d’échanger davantage et de mieux les connaître, ainsi que leurs familles. Il y a également moins de transmissions à faire entre les équipes car moins de rotations. Cependant, nombreux sont ceux qui confient qu’ils ne feraient pas cela toute leur vie.
Pour quelles raisons ?
É. M. : Beaucoup se disent fatigués. Dans les faits, les équipes travaillent généralement plus de 12 heures : elles arrivent souvent un quart d’heure en avance pour pouvoir faire les transmissions sereinement avec leurs collègues de l’équipe précédente et prendre le temps de prendre leur poste. Les temps de travail sont donc très longs, avec des contenus qui diffèrent entre la journée et la nuit. De jour, les interruptions de tâches liées aux sollicitations des patients, des familles et des autres intervenants paramédicaux et médicaux sont ressenties comme pénibles et fatigantes, davantage que les déplacements et manutentions, qui induisent néanmoins de la fatigue physique. Il est difficile de s’octroyer des moments de pause et l’heure des repas est souvent très décalée. De nuit, la fatigue ressentie et la somnolence peuvent être accentuées par la monotonie des tâches, en particulier lorsqu’il n’y a pas beaucoup d’activité.
En outre, les périodes où ils travaillent, les salariés ont peu de temps pour récupérer : ils rentrent chez eux, avec un temps de trajet plus ou moins long, ils mangent, dorment et c’est déjà l’heure de retourner au travail. La récupération se fait donc sur les jours de repos avec un équilibre qui s’instaure sur un temps plus long, sur une semaine voire un mois. Or, pour les équipes, il y a souvent des changements de plannings de dernière minute qui ont des répercussions sur ce processus de récupération.
Quelles mesures sont mises en place pour limiter la fatigue ?
É. M. : La récupération de la fatigue dépend des possibilités qu’ont les soignants de prendre des pauses au cours du poste. Dans un des services étudiés, des projets d’espaces de « micro-sieste » ont été mis en place par la direction afin d’améliorer les conditions de récupération des professionnels de jour comme de nuit, sur la base du volontariat. En théorie, il s’agissait d’aller se reposer en s’allongeant 15-20 minutes dans une pièce au calme. Mais si l’idée était plutôt bien accueillie par les soignants, très peu l’ont mise en pratique pour diverses raisons : effectifs réduits, difficultés à dégager du temps pour ce type de pause, tendance à privilégier les échanges informels avec les collègues… Cela exige aussi tout un travail de préparation et de transmission des informations à faire aux collègues pour pouvoir sécuriser ce moment pour les patients. Par ailleurs, les espaces dévolus étaient mal adaptés car situés trop loin du service. Ce qui arrivait plutôt, surtout pour les équipes de nuit, c’est une forme de compromis : ils s’installaient dans un fauteuil ou un transat dans le poste de soins, les jambes légèrement surélevées pour les soulager, car ils piétinent beaucoup. Pour les équipes de jour, cette posture étant assez mal perçue par les familles, c’était plus compliqué à mettre en œuvre.
Des réflexions sont-elles menées pour adapter l’organisation des tâches au niveau de vigilance et de fatigue des salariés ?
É.M. : On sait depuis longtemps que les salariés de nuit, notamment les infirmières, mettent en place des stratégies anticipatives pour pallier les baisses d’attention. Par exemple, elles procèdent aux activités les plus sollicitantes au plan cognitif et de l’attention, dès leur prise de poste. Elles préparent minutieusement toutes les informations et le matériel dont elles auront besoin le matin pour éviter les erreurs et les omissions, et se cantonner à des tâches de surveillance en milieu de nuit, lorsque l’attention est au plus bas.
L’encadrement n’est pas toujours suffisamment sensibilisé à cette problématique de la fatigue et de la baisse de vigilance liée aux horaires atypiques. Pour exemple, dans la première situation, la réorganisation en 12 heures s’est traduite par une forte augmentation des tâches sollicitant de l’attention, sous pression temporelle, en fin de poste de nuit (prélèvements sanguins, préparation des blocs et accueil des patients ambulatoires). Certaines soignantes ont ainsi préféré quitter ce service en raison de cette nouvelle organisation des tâches qui les mettait en difficulté. Ces quelques éléments permettent de souligner l’importance de poursuivre les travaux de recherche sur l’organisation du travail en 12 heures, en regard notamment des possibilités d’anticipation et de récupération de la fatigue.