
Ils sont trois, plantés boulevard Paul-Doumer, à Reims, dans la Marne. Installés sur leurs chaises de camping derrière leur voiture, ces simples badauds n’attendent pas les cyclistes du Tour de France… mais le sciage et la levée de la toute dernière poutre du pont Charles-de-Gaulle. Une opération préparée par les compagnons du groupement d’entreprises constitué de Demcy, Melchiorre et Viellard, qui a dû néanmoins s’adapter à des aléas inéxorables dans des chaniers de cette envergure.
Le pont Charles-de-Gaulle date des années 1970 et est situé à proximité du centre-ville. Long de plus de 500 m, il enjambe la rivière La Vesle, les 2 x 3 voies de l’autoroute A344, le canal qui relie la Marne à l’Aisne et le boulevard Paul-Doumer. « Dimensionné pour 50 000 véhicules par jour, il était emprunté seulement par 5 à 6 000 véhicules. Dans le cadre d’un vaste projet d’aménagement des berges en voies vertes, il n’avait plus sa place. Il a donc été décidé de le détruire pour le remplacer par une passerelle destinée aux mobilités douces », explique Olivier Cros, chef du service laboratoire et gestion des ouvrages du Grand Reims. Débutés fin mai, les travaux se sont terminés à la fin du mois d’octobre.
« Le site est enclavé, ce qui rend ce chantier complexe », poursuit-il. Le pont, constitué de 9 000 m3 de béton précontraint, approche les 22 000 tonnes. Pour sa destruction, deux techniques ont été employées : le grignotage mécanique pour la partie surplombant l’autoroute, le boulevard ainsi que les bretelles et rampes d’accès. Et la découpe, pour les parties enjambant les voies d’eau, afin de ne pas polluer l’eau.
Découpe au-dessus des voies d’eau
« Ce sont des mois de préparation, de calculs, de procédures, pour s’assurer que lorsque l’on s’attaque à un côté, tout ne va pas s’écrouler », souligne Jean-Louis Boudier, contrôleur de sécurité à la Carsat Nord-Est. Côté risques professionnels, on peut citer ceux liés à la coactivité comme les heurts, mais aussi les chutes, les écrasements et les coupures. La première phase de démolition, mécanique, a eu lieu l’été dernier : l’autoroute a été coupée 56 heures et le boulevard Paul-Doumer 48 heures. Les interventions ont été réalisées par les entreprises qui forment le groupement, avec une organisation au cordeau et un timing serré pour que la circulationautomobile puisse reprendre sur des sols remis en état. Les opérations de découpe au-dessus des voies d’eau, elles, ont commencé à la mi-août. Lors de notre venue, le 9 septembre, il ne restait plus qu’une poutre à retirer, la plus grosse et la plus longue.

Située au-dessus du canal, elle nécessitait l’arrêt, par Voies navigables de France (VNF), de la circulation des bateaux, de 21 heures à 5 heures. « À l’origine, il était prévu que les opérations de levage aient lieu de jour, remarque Baptiste Dianon, de PMM Synergie & Solutions, en charge de la maîtrise d’oeuvre. Mais nous nous sommes aperçu que pour supporter la grue de 750 tonnes, hors norme, nous devions consolider la plate-forme… ce qui nous a fait prendre du retard. » Et passer en travaux de nuit, les VNF ne coupant plus la circulation fluviale que la nuit. Il est 16 heures. Les brise-roches hydrauliques interviennent nonstop depuis le début de la matinée pour démolir la poutre levée la veille au soir. « Nous sommes entre le boulevard et le canal, nous devons absolument libérer la place pour la poutre qui va être déplacée cette nuit », remarque Mathieu Frère, directeur des travaux de Viellard. Contrairement au chantier qui a eu lieu de l’autre côté de la berge où il y avait davantage de place, impossible, là, de broyer les gravats afin de séparer l’acier du béton sur place. La poutre est donc cassée au brise-roche hydraulique, et les gravats chargés au plus vite sur les camions, selon un ballet bien orchestré. Quant au tri, il se déroulera sur une plate-forme de Viellard, située à moins de 10 km du chantier.
Ici, peu ou pas de personnel au sol, limitant les risques de heurts. Le principal risque réside dans les poussières : « Pour les limiter, nous arrosons le site et les cabines des engins sont en surpression », assure Mathieu Frère. Didier Lemoine, le coordonnateur SPS, complète : « Les tâches de chacun sont bien identifiées, et ce chantier est très mécanisé. De plus, les équipements de protection individuelle imposés par le groupement sont bien portés. »
Limiter la coactivité
À partir de 21 heures, ce sont les équipes de Demcy avec DSP, Decoup Service Plus, (pour le sciage) et Sarens (pour le grutage) qui prennent possession du site, éclairé par de puissants spots. Cathy Claux, conductrice de travaux chez Demcy, briefe son équipe, et énumère les risques, les entreprises présentes, et les travaux à réaliser. « Pour nous différencier, nous sommes en orange avec des casques blancs, tandis que les salariés de Sarens portent des casques bleus », précise la jeune femme.
Les cheminements piétons sont bien identifiés, et les travaux débutent dès que le canal est coupé à la circulation. « Du fait du travail de nuit, il y a moins d’entreprises présentes et de personnes, donc moins de coactivité. Ça n’est pas si mal », remarque le contrôleur de sécurité. « Oui, mais la nuit, on fatigue vite et, en fin d’intervention, notre vigilance diminue… C’est souvent là que les accidents surviennent », modère Christophe Onen, responsable QSE (qualité, sécurité, environnement) chez Demcy. Première opération : placer les fers sous la poutre. « La poutre est particulièrement longue et plus large d’un côté. Nous devons être très précis sur le positionnement des fers », remarque Cathy Claux. Le grutier travaillant quasiment à l’aveugle, il est guidé au talkie-walkie par son responsable d’opération. Les salariés de Demcy et Sarens travaillent ensemble, pendant plus de deux heures. « La poutre mesure 24 mètres et pèse 268 tonnes, auxquelles il faut ajouter 30 tonnes d’élingues, de poulies, et de fers. Ça n’est pas rien », précise Florence Guyot, cheffe de secteur chez Demcy. Spécialisée en déconstruction de bâtiments industriels, elle est venue en renfort sur ce chantier. « Pour stabiliser la grue, ajoute-t-elle, le contrepoids pèse 370 tonnes. »

Une fois les fers correctement positionnés, au centimètre près pour que la poutre ne bascule pas, les élingues sont mises sous tension avant de lancer le sciage au câble diamanté, au droit de la pile, par les compagnons de l’entreprise DSP. Après une heure et demie de sciage, l’un des câbles cède, sans gravité pour les compagnons qui se tiennent toujours à distance. Il faudra néanmoins près d’une heure pour refaire passer le câble et relancer, en toute sécurité, le découpage.
Trouver des solutions rapidement
À 4 h du matin, le sciage est terminé. Avant de déplacer la poutre, les compagnons sécurisent le haut des piles restées en place, avec des barrières et des garde-corps. Puis, le grutier, toujours guidé par une personne au sol, élève la poutre dans la nuit noire. Il la fait pivoter au-dessus du canal, pour qu’elle puisse être déposée sur deux « Lego », des plots permettant de surélever la poutre afin de retirer facilement les fers. Mais, la présence d’un arbre, qui n’avait pas été bien anticipée, complique l’opération et oblige le grutier à réaliser de nombreuses manoeuvres. À cela s’ajoute le fait que le contrepoids est gêné dans sa rotation par la présence d’échafaudages… Qu’à cela ne tienne : les équipes trouvent rapidement une solution et approchent une nacelle pour démonter une partie de l’échafaudage gênant. Le grutier peut alors faire pivoter la poutre et la déposer sur les plots. « Quand nous sommes confrontés à de telles situations, il faut préserver le grutier, et faire en sorte de trouver des solutions rapidement, et dans le calme », relève Christophe Onen.
Fin de l’opération. Il n’est pas loin de 6 heures. Entre-temps, le canal a été réouvert. Nos trois spectateurs peuvent aller se coucher, sauf s’ils veulent assister au concassage de la poutre, qui débutera une heure et demie plus tard…
FICHE D'IDENTITÉ
Activité : destruction du pont Charles-de-Gaulle
Lieu : Reims (Marne)
Entreprise : groupement Demcy-Melchiorre-Viellard
Durée des travaux : cinq mois
Montant du chantier : 3,2 millions d’euros