
Travail & Sécurité. L’Igas vient de rendre publique une étude comparative sur les liens entre les pratiques managériales et les politiques sociales en France et dans quatre autres pays. Dans quel contexte ce travail a-t-il été conduit ?
Mikaël Hautchamp. L’Igas s’est intéressée, en 2024, aux pratiques managériales dans les entreprises, en lançant une mission relative aux liens entre ces dernières et les politiques sociales. Les pratiques managériales exercent en effet des influences nombreuses sur la performance économique, les conditions de travail mais aussi les politiques sociales, mesurées notamment via le taux d’emploi, le recours au régime d’assurance maladie, l’absentéisme, le sentiment de perte de sens au travail… Pour cette mission, nous avons décentré notre regard à travers une comparaison avec quatre pays : l’Allemagne, pour notre proximité en termes de taille et de modèle social ; la Suède, pour son modèle de management et de dialogue social ; l’Italie, en tant que pays du sud ; et l’Irlande, un pays de tradition anglo-saxonne qui accueille les sièges de grandes entreprises américaines du numérique, notamment. Par ailleurs, quatre secteurs économiques ont été passés au crible : l’automobile, le digital, l’assurance-banque et l’hôtellerie-restauration. Pendant six mois, nous avons réalisé plus de 300 entretiens avec des représentants des ministères chargés des Affaires sociales, du Travail, de l’Économie, des chercheurs, des think tank, des entreprises, des organisations syndicales et patronales… Cela nous a permis de produire une annexe par pays, et le rapport qui est une synthèse de ces annexes. Un travail complété par une large revue de la littérature.
Quels ont été vos principaux constats ?
M. H. Les participants à cette mission ont tous, par le passé, occupé des fonctions de managers et avaient l’idée qu’il existe autant de façons de manager que de managers. Or il nous est apparu qu’il existe un consensus sur trois principes fondateurs d’un management de qualité : avoir une forte participation directe ou indirecte des travailleurs ; bénéficier d’une autonomie qui doit être accompagnée par la hiérarchie ; et disposer d’une forme de reconnaissance du travail accompli. Sur l’effectivité de ces principes, la situation de la France se distingue de façon peu flatteuse, comme le confirment notamment les enquêtes d’Eurofound et de l’Agence européenne pour la sécurité et la santé au travail de Bilbao. Près de 76 % des Français interrogés déclarent par exemple avoir une faible autonomie au travail, contre 66 % en Allemagne. Seuls 56 % estiment que leur travail est reconnu à sa juste valeur, contre 75 % en Allemagne et au Royaume-Uni. Le niveau de confiance et de coopération entre le management et les salariés est également plus faible en France que chez nos voisins. Ce qui est notable, c’est que ces résultats se retrouvent dans tous les secteurs, à quelques nuances près, notamment dans le numérique, où les pratiques managériales diffèrent quelque peu.

Comment expliquer ces faiblesses françaises ?
M. H. La France se distingue par une réglementation très poussée, un cadre normatif sur la santé au travail ou la qualité de vie au travail plutôt complet, mais dans lequel le droit d’expression des salariés n’est pas toujours appliqué. Nous avons de nombreux outils et dispositifs pour des politiques managériales efficaces et, malgré tout, une réalité de relations au travail frappée de faiblesses. Cela peut s’expliquer par un management vertical de culture et de tradition plus marqué qu’ailleurs, décrit comme très hiérarchique, distant et peu coopératif. La question du diplôme y est prééminente, comparé à l’Allemagne ou à la Suède, des pays où l’apprentissage, y compris à des postes hiérarchiquement élevés, occupe une place plus grande. Autre faiblesse : la place accordée au dialogue social. Il y a encore chez nous cette idée que le management est la chasse gardée de la direction. Le projet d’Accord national interprofessionnel de 2024, qui n’a pas abouti, comportait un chapitre sur les pratiques managériales. En Suède ou en Allemagne, ces pratiques et leur application font déjà largement l’objet de discussions au sein des instances. Toujours en Allemagne, toute embauche est validée par l’équivalent du CSE, sauf pour les postes de niveau supérieur.
À partir de là, la mission a établi un certain nombre de recommandations. Quelle en est la teneur ?
M. H. Notre principale recommandation est de replacer le management au coeur du dialogue social des entreprises. Dans cette période de tension sur les recrutements, c’est un sujet qui doit être sur la table des négociations avec les partenaires sociaux. Parmi les exemples vertueux dont la France pourrait s’inspirer, il y a en Suède une Agence pour l’environnement du travail – l’équivalent de la DGT – qui travaille beaucoup sur la notion de « travail soutenable » : il s’agit de donner à chacun la possibilité et la motivation pour mener une vie professionnelle complète, faire en sorte que les compétences des travailleurs soient adaptées aux mutations, et ménager la santé physique et mentale des travailleurs. Au-delà de la prévention des risques d’accidents du travail et de maladies professionnelles et de la réduction des expositions à des substances dangereuses, cette agence s’intéresse aux pratiques managériales concourant à la mise en place d’un environnement favorable au bien-être au travail. Il existe également, en Allemagne, des dispositifs inspirants pour permettre le financement de l’innovation managériale ayant pour objectif le bien-être au travail. Et puis, parler de pratiques managériales ne suffit pas. À l’heure où du côté des salariés on observe des questionnements sur le sens du travail, une volonté d’équilibrer vie professionnelle/vie privée, la demande de télétravail, il faut aussi accompagner les managers et futurs encadrants.

Que proposez-vous justement pour les managers ?
M. H. En France, la formation initiale des managers n’est pas assez développée. Il faudrait y introduire des modules sur les bonnes pratiques managériales, modifier des modes de formation trop académiques, en consacrant du temps au volet humain et à la compréhension des organisations. En Suède, il y a une association professionnelle et un syndicat de cadres qui travaillent sur l’accompagnement des managers : coaching, formation… Nous avons, dans nos recommandations, proposé d’étendre les missions de l’Apec vers un renforcement de l’accompagnement des managers, qui subissent de fortes pressions, vers un management plus participatif, innovant, décentralisé, au centre des processus de transformation des organisations. Nous avons aussi proposé un lot de recommandations plus juridiques, sans rien ajouter – car notre réglementation est suffisamment dense – mais « à la place de ». Par exemple, la question des pratiques managériales pourrait être intégrée à la négociation annuelle obligatoire, elle pourrait aussi faire partie des thèmes de l’information-consultation du CSE. Enfin, le droit d’expression pourrait être transformé en un droit au dialogue professionnel, à savoir un dialogue direct entre le management et les salariés axé sur le geste professionnel et l’organisation du travail. Ces propositions doivent s’inscrire dans une démarche concertée entre les partenaires sociaux. Les pratiques managériales ne sauraient en effet faire l’objet de réformes strictement administratives : elles impliquent un travail de prise de conscience collective.
REPÈRES
- 2002-2006. Inspecteur à l’Igas
- 2006-2012. Administrateur général adjoint du château de Versailles
- 2012-2015. Directeur général adjoint de la Bibliothèque nationale de France
- 2015-2019. Directeur de l’lnstitut français de Grèce et conseiller culturel à Athènes
- 2019-2022. Ministre conseiller pour les affaires culturelles, éducatives et scientifiques à l’Ambassade de France en Chine et directeur de l’Institut français de Chine
- Depuis 2022. Inspecteur général à l’Igas