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L'invitée du mois

Séverine Halopeau : « De plus en plus, se pose la question du risque numérique »

La métropole de Rennes a missionné Séverine Halopeau, chercheure doctorante au sein du Laboratoire en innovation, technologies, économie et management (Litem) de l’université Paris-Saclay, pour mener une recherche sur l’impact de la « surnumérisation » sur les conditions de travail. Celle-ci nous livre les premiers enseignements de ses études de terrain auprès des agents de la collectivité.

5 minutes de lecture
Corinne Soulay, Lucien Fauvernier - 29/09/2025
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Portrait de Séverine Halopeau.

Travail & Sécurité. Pourquoi la métropole de Rennes s’intéresse-t-elle à la question de la « surnumérisation » et de quoi s’agit-il ?

Séverine Halopeau. Le développement du télétravail a poussé beaucoup d’entreprises à doter leurs salariés d’outils numériques – matériels (ordinateurs portables, smartphones…), applications, logiciels métiers, solutions d’information et de communication… Souvent réalisé en urgence, lors de la pandémie de Covid-19, le déploiement de ces outils a été peu accompagné. En initiant cette recherche, Rennes Ville et Métropole souhaite interroger ses propres pratiques, et en savoir plus sur les effets de la « surnumérisation » sur les conditions de travail : comment les agents s’y adaptent ? Cela a-t-il un impact sur leur activité, voire leur santé ? Existe-t-il une pénibilité numérique vécue par les agents et, si oui, comment y répondre et la prévenir ?
La surnumérisation correspond au phénomène d’accélération et d’expansion du numérique dans l’activité quotidienne. Les travailleurs se retrouvent à utiliser un portefeuille toujours plus important d’outils numériques qui peuvent d’ailleurs parfois répondre aux mêmes besoins et donc se superposer : c’est l’exemple d’une solution de communication comme Teams ou Zoom, qui vient s’ajouter aux mails, au téléphone classique ou encore aux messageries internes. Cette surnumérisation n’est pas nécessairement perçue comme négative : des agents se sentent surnumérisés alors qu’ils n’utilisent que peu d’outils numériques et que d’autres ont une vision très positive de cette effervescence de solutions qui peut même concourir à donner du sens à leur travail. Au-delà de la perception individuelle, il s’agit aussi de prendre en compte les effets sur le collectif. Paradoxalement, une personne très à l’aise avec les outils numériques, friande de nouveautés, donc qui en a une perception positive, peut, justement parce qu’elle s’adapte facilement, se retrouver en décalage avec ses collègues, pour qui c’est plus difficile. Cette situation peut créer des tensions et avoir tendance à l’isoler. Le sujet est complexe.

Vous distinguez trois types d’expériences numériques néfastes pour l’individu ou le collectif de travail, quelles sont-elles ?

S. H. Des entretiens menés auprès d’agents de métiers différents, dans cinq services de la métropole de Rennes (finances, bibliothèques municipales, assainissement, enfance éducation, personnes âgées), ont permis en effet d’établir trois premiers types d’expériences de travailleurs surnumérisés. Il y a d’abord le « digital surchargé » : c’est l’agent sursollicité d’informations provenant de multiples canaux et qui essaie de faire face en étant surconnecté, pendant, mais aussi en dehors de ses heures de travail. Une pratique souvent associée à une charge cognitive importante, mais aussi à des troubles physiques avec de la fatigue et des douleurs oculaires. Chez certains, il y a une perte de sens du travail avec beaucoup de temps passé à traiter des tâches sans valeur ajoutée.
L’expérience du « digital exigeant » correspond, elle, à un agent qui n’est pas doté du bon outil numérique pour travailler, soit parce que ce dernier est obsolète, soit qu’il est mal adapté, qu’il n’a pas été pensé par rapport aux besoins réels de l’activité. Souvent, cela l’entraîne à faire du bricolage ou trouver des palliatifs. C’est quelqu’un, par exemple, qui va passer de longues heures à entrer des formules sur Excel car le logiciel dédié à sa tâche n’est pas opérationnel. Ces personnes témoignent souvent d’un impact émotionnel fort avec de la colère, du stress ou encore de la frustration. Enfin, il y a le « digital dépassé » ou « novice », généralement une personne éloignée du numérique ou pour qui ces outils constituent des irritants dans l’accomplissement de ses tâches quotidiennes. Pour ces agents, les solutions numériques peuvent être perçues comme des menaces vis-à-vis de leurs compétences et générer des inquiétudes. Ces différentes expériences ne constituent pas des profils figés, elles peuvent s’imbriquer, fluctuer, selon l’outil utilisé, le moment… Un même agent peut très bien connaître ces trois types d’expériences à des intensités différentes, dans le temps.

Portrait de Séverine Halopeau en situation d'interview.

En dehors des risques psychosociaux (RPS) – stress, surcharge informationnelle, etc. –, vous indiquez que la surnumérisation peut aussi avoir un impact physique sur les travailleurs ?

S. H. La surnumérisation corporelle fait partie des dix dimensions de la surnumérisation qui ont pu être identifiées à partir des expériences numériques décrites par les agents. Il s’agit de fatigue posturale et de risques de troubles musculosquelettiques (TMS) lorsque l’on travaille longtemps sur écran ou des postures sédentaires qui sont à l’origine de nombreux problèmes de santé. D’autre part, quid de l’ergonomie du poste de travail pour les travailleurs nomades qui sont aujourd’hui nombreux ? Traiter la question de la surnumérisation permet d’interroger au sens très large les pratiques du numérique, des plus évidentes aux plus complexes.

Quelles pistes d’amélioration avez-vous pu mettre en lumière ?

S. H. Il ne s’agit pas de faire porter la responsabilité au salarié, la métropole de Rennes a un rôle d’accompagnement. L’un des constats de cette recherche, par exemple, est que, le plus souvent, l’arrivée d’un nouvel outil numérique n’est pas vraiment anticipée. Très peu de services se posent la question, en amont, de savoir ce que cela va changer dans l’organisation du travail, comment cet outil va s’intégrer dans l’environnement de travail, si cela implique de renoncer à d’autres outils et, dans ce cas, si ce choix doit être fait collectivement. Il y a aussi un gros travail à faire avec les éditeurs de logiciels pour pouvoir coconstruire des solutions adaptées.

Portrait de Séverine Halopeau en situation d'interview.

Des actions sont-elles d’ores et déjà menées à la métropole de Rennes ?

S. H. Nous mettons en place trois actions concrètes. Tout d’abord, des modules de formations dédiés au management sont en cours d’élaboration. L’objectif est de sensibiliser les managers aux risques numériques, de les aider à faire le point sur leur utilisation des outils numériques, ainsi que celle de leurs équipes. Cela doit leur permettre d’agir en prévention en identifiant des situations à risque le plus en amont possible. C’est par exemple le rôle d’un manager de s’assurer qu’une solution métier soit complètement opérationnelle avant d’être déployée pour éviter aux équipes de se trouver face à une situation de travail dégradée. Pour prendre le temps d’interroger les pratiques numériques des agents, des exercices sous forme d’ateliers collectifs se construisent. Ces sessions sont l’occasion pour eux de prendre conscience du nombre d’outils numériques qu’ils utilisent au quotidien, de questionner ce « millefeuille numérique », de réfléchir sur comment optimiser leurs usages, l’utilité de certains outils, de questionner les pratiques du collectif et, enfin, de parler d’hygiène numérique : est-il nécessaire d’archiver l’intégralité de ses mails ? Quelle solution de stockage privilégier lorsque l’on est sur site ou en télétravail ? Autant de questions qui amènent, plus largement, à s’interroger sur une pratique éthique du numérique.
Enfin, nous sommes en train de travailler sur une charte, ou plus exactement une méta-charte, afin de rappeler des éléments essentiels comme le droit à la déconnexion, les bonnes pratiques des outils d’intelligence artificielle… L’idée est de fixer des règles communes au niveau de l’institution qui permettent aux managers et aux salariés d’avoir un document de référence et de trouver des réponses concrètes lorsqu’une question sur le numérique se pose. Globalement, ce travail suppose un copilotage des équipes RH et des équipes informatiques, avec un décloisonnement des savoirs et des pratiques, bénéfique à l’ensemble du collectif. 

REPÈRES

  • 2017. Diplômée d’école de commerce Excelia Group (La Rochelle)
  • 2019. Master 2 ressources humaines – université Paris Dauphine
    Création de « Humaine », cabinet de conseil en qualité de vie et conditions de travail
  • Depuis 2024. Chercheure doctorante en sciences de gestions au sein du Litem (université Paris-Saclay)
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