Quel est le point commun entre un boulanger, un compagnon sur un chantier et une aide-soignante en Ehpad ? Tous sont susceptibles d’être exposés à des risques de troubles musculosquelettiques (TMS) qui affectent les muscles, les tendons et les nerfs des membres supérieurs et inférieurs. Selon la Caisse nationale d’assurance maladie, ceux-ci représentent 87 % des maladies professionnelles reconnues en France.
Les TMS : un risque professionnel présent dans tous les métiers
En cause : une combinaison de facteurs liés au poste de travail (postures contraignantes, gestes répétitifs, port de charge…), mais aussi à son environnement (vibrations, froid, bruit…), à l'organisation (faible autonomie, intensité et complexité du travail…) ou au climat social dans l'entreprise. « On ne retrouve pas seulement des TMS dans les activités physiquement contraignantes, précise Laurent Claudon, responsable de laboratoire à l’INRS. Il y en a un peu partout, par exemple dans les activités de bureau, même si les facteurs de risque s’expriment différemment. » Un écran mal positionné, trop haut ou trop bas, pourra ainsi être à l’origine de douleurs cervicales. De même, si un clavier est trop éloigné, car des documents sont intercalés devant, cela peut forcer le salarié à sursolliciter ses épaules, tout comme le fait d’utiliser une souris sans appuyer ses avant-bras sur le plan de travail…
D’où l’importance pour les employeurs de tous secteurs de se poser la question : « Quels sont les facteurs de risque de TMS dans mon entreprise ? » Pour le savoir, différentes données peuvent être prises en compte, les plus évidentes étant la présence de lombalgies ou de pathologies relevant, notamment, du tableau 57 des maladies professionnelles. « Mais il existe d’autres signaux, plus diffus : des plaintes de salariés, des douleurs… Ou des indicateurs RH ou de production : turnover, absentéisme, problèmes de qualité… », pointe Aude Cuny-Guerrier, ergonome et responsable de laboratoire à l'INRS. Cette première approche est rapide et simple à mettre en œuvre : elle permet soit de dire « Le risque de TMS dans mon entreprise est aujourd'hui maîtrisé » – auquel cas on réévaluera plus tard ou en cas de changement notable ; soit de se lancer dans une démarche de prévention des TMS.
Repérer les facteurs et signaux d’alerte des TMS dans l’entreprise
Une telle démarche comprend quatre étapes : l’engagement – qui nécessite de nommer un animateur et de constituer un comité de pilotage –, la réalisation d’un état des lieux, l’analyse approfondie des situations de travail et, enfin, la transformation via la mise en œuvre d’un plan d’actions. Voilà pour la théorie… Sur le papier, cela peut sembler complexe, mais en réalité, cette démarche n’est pas figée. Elle doit s’adapter à la réalité de terrain et se déclinera différemment selon la nature et la taille des entreprises. Une boulangerie de six salariés n’aura pas les mêmes moyens, en termes de temps, de ressources humaines et financières, qu’un grand groupe agroalimentaire, par exemple, et la mettra donc en œuvre à la mesure de ses moyens.
Si on se focalise sur les étapes centrales – l’état des lieux et l’analyse des situations de travail – qu’on peut résumer en l’évaluation du risque de TMS dans l’entreprise, celles-ci constituent un moment charnière. Car d’une bonne évaluation, découlent généralement des actions adaptées qui amélioreront les conditions de travail des salariés. Or, les entreprises, en particulier les TPE-PME, qui ne disposent souvent pas de personne dédiée aux questions de santé et sécurité au travail, se sentent parfois démunies pour s’y atteler.
Pour se faire accompagner, elles peuvent solliciter les Carsat/Cramif/CGSS ou leur service de prévention et de santé au travail (SPST). « L’Assurance maladie-risques professionnels propose aux entreprises de s’engager dans le programme TMS Pros, explique Julien Tonner qui a en charge ce programme à la Cnam. Elles bénéficient alors d’un suivi individuel par un préventeur de la Carsat, mais également d’une méthode avec des outils adaptés. L’objectif étant, au terme du parcours, de les rendre autonomes sur la conduite de projet de prévention des TMS. »
L’étape d’état des lieux vise notamment à hiérarchiser les situations à analyser. Là encore, l’idée est de s’appuyer sur des indicateurs variés : sinistralité, douleurs exprimées… En les croisant, des situations prioritaires émergent. Dans un supermarché de Meurthe-et-Moselle, par exemple, les hôtesses de caisse se plaignaient de leurs postes de travail, peu ergonomiques. En particulier, le problème des repose-pieds, qui nécessitaient de s’agenouiller sous la caisse, dans un espace exigu, pour les régler, était régulièrement soulevé.
Dans une base logistique du groupe Qérys, spécialisé dans l’expédition de matériel de plomberie et quincaillerie, c’est l’étude de l’accidentologie, complétée par les remontées de terrain des différents services, qui a permis de mettre en lumière les situations les plus à risques de TMS, notamment le poste de préparation de produits lourds, hors dimensions pour être acheminés par convoyeur. Une fois les priorités identifiées, débute la phase d’analyse des situations de travail. « En fonction de la taille de l’établissement, des ressources à disposition, un ou plusieurs groupes de travail pourront être créés pour analyser différentes situations. Mais mieux vaut choisir un projet et aller jusqu’au bout, plutôt que les multiplier et renoncer en cours de route », conseille Aude Cuny-Guerrier.
Hiérarchiser les situations à risque et mobiliser les acteurs concernés
Cette étape consiste à observer le travail réel de salariés volontaires. Elle exige des compétences spécifiques en analyse des situations de travail. Qui peut alors s’y atteler ? De nouveau, pas de règle stricte en la matière. Selon la taille de l’entreprise et son organisation, différents acteurs peuvent revêtir ce rôle : cela peut être un préventeur, ou une personne ressource en interne, ayant suivi une formation sur le sujet. « Il peut alors être intéressant de former des binômes, pour garantir la pérennité de la démarche en cas de turnover », souligne Julien Tonner.
Mais si les situations à analyser sont trop complexes ou si l’entreprise ne dispose pas des ressources humaines nécessaires, mieux vaut se tourner vers un intervenant externe, ergonome ou intervenant en prévention des risques professionnels d’un SPST, ou consultants référencés par les Carsat/Cramif/CGSS. C’est le choix qu’ont fait les dirigeantes d’une petite société d’aides à domicile, basée dans le Var. Après avoir échangé avec la contrôleuse de sécurité de la Carsat, elles en ont conclu, qu’au vu de l’activité dense des salariés et de leurs profils, aucun ne pourrait se charger de cette mission. La prestation d’une ergonome extérieure a été prise en charge en partie par des subventions de la Caisse.
Analyser l’activité réelle pour établir un diagnostic et conduire la transformation
L’un des objectifs de l’analyse est la compréhension de l’activité ciblée : les tâches, les personnes impliquées, les outils et équipements utilisés… « On cherchera aussi à identifier les variabilités, tout ce qui peut impacter la façon de travailler, et donc l’exposition aux risques : variation de charge, de cadences, d’équipe… Ainsi, le rythme de travail dans une pâtisserie ne sera pas le même à Noël ou à Pâques que le reste de l’année. Ce paramètre devra être pris en compte », illustre Aude Cuny-Guerrier.
Pour évaluer les facteurs de risque, divers outils et méthodes peuvent être utilisés. Dans le supermarché du Grand-Est, cité précédemment, les personnes chargées de l’évaluation se sont basées sur des observations, des photos, des vidéos, des entretiens… Mais il est aussi possible de faire des mesures, ou d’utiliser des technologies plus poussées : chez Danone, par exemple, des ergonomes, en interne, équipent les opérateurs de capteurs pour suivre en direct leur activité. Sur leur ordinateur, un avatar se colore alors en vert, rouge ou orange en fonction des contraintes articulaires. Mais ce type de dispositif a des limites.
« Si on veut analyser finement une situation, cela peut être utile. Mais, cela ne mettra en évidence que les postures, on ne verra pas les efforts, la répétitivité, ni le volet psychosocial ou environnemental », avertit Laurent Claudon. Le risque serait de se limiter aux seuls facteurs de risques biomécaniques. Aude Cuny-Guerrier conseille de s’appuyer, en première intention, sur la méthode d’analyse de la charge physique de travail (MACPT), un outil qui permet d’évaluer à la fois des dimensions physiques, psychosociales et organisationnelles. « Mais, d’autres outils pourront bien sûr être utilisés pour compléter l’exploration de certains facteurs de risque », ajoute-t-elle.
Transformer durablement les conditions de travail pour prévenir les TMS
Il convient en outre d’étudier les déterminants, c’est-à-dire les causes, qui expliquent l’apparition de ces facteurs de risque. Par exemple, si on observe une posture contraignante, on cherche à comprendre pourquoi l’opérateur l’adopte : est-ce un problème de savoir-faire nécessitant une formation ? De conception du poste de travail ? Un rythme trop rapide ? Un problème d’éclairage qui pousse à se pencher ?
« De même, il est aussi important d’identifier les situations qui vont bien et leurs déterminants, afin de s’appuyer sur ces éléments pour les transformer, insiste Aude Cuny-Guerrier. C’est souvent lié à la marge de manœuvre que le salarié peut avoir : la possibilité de jouer sur les cadences, de choisir son matériel, de faire appel à l’entraide quand il en a besoin… »
L’une des clés de réussite de cette évaluation réside dans son caractère participatif. « Il faut mobiliser les salariés, s’appuyer sur le volontariat. Et surtout communiquer : informer le CSE dès le début de la démarche et, régulièrement, les salariés, sur l’avancement du projet », rappelle Julien Tonner. Au terme de l’analyse, un diagnostic est établi, qui permet de dégager des axes de transformation et un plan d’actions. « L’étape d’évaluation est cruciale, mais elle ne sert à rien si elle n’est pas suivie de transformation », conclut Laurent Claudon. Il est donc nécessaire d’opérer rapidement des changements sur le terrain. Certains pourront être rapides à mettre en œuvre, comme l’acquisition d’aides techniques, d’autres plus longs, comme la réorganisation d’un service. Mais, pas à pas, ils participeront à mieux prévenir le risque de TMS.
TROUVER LES BONNES PERSONNES
Pour que la démarche de prévention des TMS fonctionne, elle doit s’appuyer sur un collectif.
• L’animateur. Il occupe un rôle central et moteur, et doit savoir conduire un projet, avoir des compétences en prévention des TMS... Dans ce cadre, une formation est parfois nécessaire. « En matière de positionnement dans l’entreprise, il doit aussi bénéficier d’une certaine autonomie de décision et se sentir légitime à porter la démarche », ajoute Laurent Kerangueven, expert d'assistance-conseil à l'INRS. Dans les petites entreprises, il peut s’agir de l’employeur lui-même, ou d’un salarié qui connaît bien l’entreprise, et qui entretient des rapports cordiaux avec les autres collaborateurs. Enfin, il doit pouvoir disposer de temps pour se consacrer à ce rôle. Sa première mission est de constituer le comité de pilotage.
• Le comité de pilotage. C’est le groupe chargé de l’animation de la démarche. Trois, quatre, cinq, dix membres… Il n’existe pas de modèle pré-établi, l’important c’est qu’il associe des profils variés : l’animateur, un représentant de la direction, des représentants du personnel, un ou des encadrants de proximité et des salariés directement concernés… Voire des acteurs extérieurs, issus du SPST ou des Carsat/Cramif/CGSS. Dans la base logistique du groupe Qérys, en Indre, par exemple, le Copil était composé de l’animatrice QSE, la direction, des salariés, des membres de la CSSCT et le contrôleur de sécurité de la Carsat. Mais, au Mas au service des familles, une société varoise d’aide à domicile d’une trentaine de salariés, le Copil se limitait aux dirigeantes et à une personne, en charge des plannings et des visites chez les nouveaux bénéficiaires, en lien quotidien avec les aides à domicile. L’objectif est d’apporter une diversité de points de vue sur le projet et de trouver collectivement des solutions de prévention.