Prélever les fruits périmés sur les étals, les rapporter en réserve, sortir une palette chargée de cartons de bananes, la tirer sur un transpalette jusqu’au rayon, saisir un à un les régimes dans les cartons, se pencher en avant pour les aligner sur le présentoir, retourner en réserve pour déposer les cartons vides, prendre une autre palette pour alimenter un nouvel étal… Voilà un aperçu de la journée de travail de Fabian Bunelle, la vingtaine, salarié du supermarché Leclerc de Lexy, en Meurthe-et-Moselle.
Ce matin-là, le jeune homme est au centre de l’attention. Une équipe – composée de Ghislaine Locatelli, formatrice magasin, Maurine Lefèvre, assistante RH, et Jennifer Rossini, adjointe cheffe de caisse – le suit comme son ombre, smartphone réglé sur caméra et bloc-notes à la main. Changements de postures, hauteur de prise des marchandises, poids des charges manipulées, distances parcourues… Rien n’échappe au trio qui documente en direct tout ce qui a trait à son activité et complète l’observation d’entretiens pour affiner les données.
L’objectif de ce dispositif est d’évaluer le risque de troubles musculosquelettiques (TMS) sur le poste « fruits et légumes ». Une analyse qui fait partie d’un ambitieux programme lancé en 2023 par le directeur du magasin, Jérôme Lupa : « À l’époque, notre taux de fréquence était très élevé. Nous avons intégré le programme TMS Pros de la Carsat et, à partir de ce moment-là, nous avons décidé de cartographier le risque de TMS sur l’ensemble des postes du supermarché, qui compte quelque 150 salariés. Nous avons été accompagnés par le contrôleur de sécurité Guillaume Picard, qui nous a aidés à structurer le projet. »
Observer les situations de travail pour analyser précisément le risque de TMS
La première étape consistait à former des personnes en interne à l’analyse des situations de travail. Pour ce faire, Jérôme Lupa a sollicité Nicolas Balthazard, ergonome à l’Association lorraine de santé en milieu de travail (ALSMT), un service de prévention et de santé au travail qui accompagne les entreprises de Meurthe-et-Moselle : « L’idée était de leur donner des outils pour quantifier les contraintes physiques, posturales ou celles liées au port de charge, mais aussi une grille de questions pour les guider dans les entretiens afin que tous les aspects de l’activité soient balayés. Qui fait quoi ? Comment ? Avec quelles aides techniques ? »
UNE ORGANISATION DÉDIÉE
Le projet de cartographie du risque TMS a nécessité la mise en place d’une organisation spécifique. Un comité de projet a été créé, composé des trois personnes ressources, Ghislaine Locatelli, formatrice magasin, Maurine Lefèvre, assistante RH, et Jennifer Rossini, adjointe cheffe de caisse. Chaque mois, l’équipe rencontre l’ergonome du SPST pour faire le bilan de leur dernière analyse de poste et s’accorder sur des pistes de prévention. Ces propositions sont ensuite étudiées par le comité de pilotage du projet, formé du directeur du magasin, Jérôme Lupa, de son adjoint, Léo Walther, et du responsable des ressources humaines, Arthur Leduc. Celui-ci se réunit tous les trimestres. Une fois validées par le Copil, les actions retenues sont présentées en CSSCT et inscrites au Papripact (Programme annuel de prévention des risques professionnels et d'amélioration des conditions de travail). Ce document, qui détaille les actions de prévention, leurs conditions d’exécution, leur planification et leur chiffrage, est soumis annuellement au CSE.
Trois salariées ont donc été formées. Un nombre qui ne doit rien au hasard. « Si on veut qu’un tel programme tienne dans le temps, c’est important de former suffisamment de personnes ressources pour s’assurer qu’il y ait une continuité si l’une d’entre elles quitte l’entreprise, en particulier dans un secteur où il y a beaucoup de turnover », justifie Nicolas Balthazard. De fait, sur le trio de départ, ne reste aujourd’hui que Ghislaine Locatelli et Maurine Lefèvre, Jennifer Rossini ayant rejoint récemment le binôme pour compléter l’équipe.
Après deux jours de formation, le passage sur le terrain n’a pas été simple. « Nous avons dû évaluer seules une première situation de travail, se rappelle, en souriant, Ghislaine Locatelli. Nous avions l’impression d’avoir tout compris et puis, quand il a fallu passer aux calculs, ça ne collait pas ! Heureusement, nous avons pu échanger rapidement avec Monsieur Balthazard sur ce cas pratique : cela nous a permis de rectifier et de nous approprier la méthode définitivement. » Chaque observation de terrain est complétée par une analyse approfondie des données récoltées : l’équipe se réunit et s’appuie sur les vidéos, photos et entretiens pour remplir la méthode d’analyse de la charge physique de travail, un document établi par l’INRS qui se base sur cinq indicateurs (efforts physiques, dimensionnement, caractéristiques temporelles et environnementales, organisation).
Masse unitaire, distance de transport de charge, facilité de prise, effort de tirer-pousser, flexions, rotations visibles du tronc, reprise de manutention, objectifs de production exigeants, horaires atypiques, utilisation d’aides techniques… Tout est passé au crible et reporté dans un tableau de synthèse très détaillé avec, pour chaque item, une cotation (adapté, acceptable, insuffisant ou inadapté) qui se colore du vert au rouge selon la contrainte. Le trio livre ensuite ses conclusions à l’ergonome du SPST, lors d’une réunion mensuelle, afin qu’ils recherchent ensemble des pistes de prévention, en fonction des points de vigilance relevés.
Former des personnes ressources pour structurer la prévention des TMS dans la durée
« Le but n’est pas d’imposer des solutions toutes faites aux salariés, insiste Jérôme Lupa. On les implique pour qu’ils réfléchissent aux améliorations possibles car ce sont eux qui connaissent le mieux leur activité. On leur propose des choses, on les teste et on tient compte de leurs retours avant de pérenniser ces actions. » Au rayon « liquides », par exemple, dans lequel le même exercice a été réalisé début 2025, pour faciliter la prise des packs de boissons au fond des racks, l’équipe a eu l’idée de fournir aux salariés une perche avec un embout en forme de crochet. Un premier modèle a été expérimenté. Verdict : crochet peu adapté et manche trop long, donc contraignant à manipuler. L’outil a été modifié en intégrant ces remarques et est à nouveau testé.
LE PROJET EN QUELQUES DATES
- 2022. Alexandre Lalot, ingénieur-conseil à la Carsat Nord-Est, sollicite la direction dans le cadre d’une action conjointe de l’Assurance maladie et de la Carsat à destination des entreprises ayant un niveau d’absentéisme atypique (plus élevé que ce qui est observé dans des entreprises comparables du même secteur d’activité).
- Mi-2023. L’entreprise intègre le programme TMS Pros et bénéficie de l’accompagnement spécifique du contrôleur de sécurité de la Carsat pour l’aider à structurer son projet.
- Fin 2023. Formation de trois personnes ressources par l’ergonome du service de prévention et de santé au travail.
- Depuis 2024. Début des analyses de situations de travail et mise en oeuvre des premières actions de prévention. Pour l’heure, une dizaine de postes ont fait l’objet d’une évaluation du risque TMS (boucherie, produits de grande consommation, liquides, parapharmacie, caisses…).
- Fin 2025. L’entreprise finalise le programme TMS Pros et continue la démarche de prévention de façon autonome.
Cette volonté de mettre à contribution les salariés afin qu’ils soient partie prenante du projet, s’expérimente à toutes les étapes, dès l’évaluation des risques. « Une fois que nous avons priorisé le prochain rayon à observer, nous ne procédons pas à l’évaluation sans prévenir, souligne Maurine Lefèvre. La session est préparée en amont : nous l’annonçons au chef de rayon, nous lui expliquons comment elle va se dérouler et nous faisons aussi une présentation de la démarche aux salariés qui seront suivis. Nous privilégions les volontaires. » Parallèlement, les partenaires sociaux sont informés des avancées du projet (bilan des évaluations de poste, solutions mises en place, programmation des prochaines évaluations) à chaque réunion de la CSSCT.
« Au-delà des améliorations dans chaque rayon, ce projet a une conséquence positive plus globale, constate Ghislaine Locatelli. Il y a une libération de la parole, avec des retours de terrain plus réguliers, notamment de la part des salariés des rayons qui ont été évalués, car ils savent désormais que leur ressenti, leurs observations, sont entendus et que cela débouche sur des actions. » Côté fruits et légumes, plusieurs points de vigilance ont justement été notés. La profondeur des cartons de pastèques, qui nécessite des manipulations complexes pour attraper les fruits lourds, pose problème. Tout comme la hauteur des cartons sur le transpalette, qui implique de lever les bras trop haut lors de la mise en rayon. Des bons points ont aussi été relevés comme l’absence d’objectifs de cadence auxquels pourraient être soumis les salariés. Des pistes de prévention ont d’ores et déjà été évoquées et seront bientôt expérimentées.
Impliquer les salariés et suivre des indicateurs pour mesurer l’efficacité des actions
En attendant, la cartographie des risques TMS se poursuit. Parmi les prochains postes à analyser en priorité : la boulangerie et la réception de commandes. Viendra ensuite l’administratif. « Nous en avons encore pour environ un an, confie Jérôme Lupa. Ensuite, nous reviendrons sur chaque poste pour réévaluer le risque après transformation, afin de valider l’efficacité des solutions mises en œuvre ou faire des réajustements. L’objectif à terme est d’être autonome sur le sujet et de remettre à jour cette cartographie régulièrement. »
À mi-parcours, les résultats sont positifs. « Taux d’absentéisme, taux de fréquence, taux de gravité… Nous nous appuyons sur plusieurs indicateurs, explique Arthur Leduc, le responsable des ressources humaines. Et tous ont baissé depuis la mise en place du projet. Nous nous situons désormais au-dessous de la moyenne du secteur. » Une réussite qui tient à un ensemble de paramètres, selon Alexandre Lalot, ingénieur-conseil à la Carsat Nord-Est : « D’abord, une direction convaincue, qui implique les salariés dans le projet. Mais, ce qui est intéressant aussi, c’est que celle-ci a su tirer parti de toutes les ressources possibles – SPST, Carsat, subventions… – pour l’accompagner. »
COLLECTIVES OU INDIVIDUELLES, DES SOLUTIONS ÉMERGENT
Les premières évaluations ont débouché sur la mise en œuvre de mesures de prévention collectives, techniques ou organisationnelles, ou, lorsque celles-ci ne suffisent pas ou ne sont pas envisageables, à la mise à disposition d’équipements de protection individuelle. Parmi les actions notables, les 20 tire-palettes manuels de l’établissement ont tous été remplacés par des modèles électriques. « Pour cet investissement, l’établissement a bénéficié des subventions “prévention du risque ergonomique” qui permettent de financer, en partie, des équipements réduisant le risque de TMS. Une autre demande est en cours pour l’acquisition d’un gerbeur électrique », précise Guillaume Picard, contrôleur de sécurité à la Carsat Nord-Est. À la parapharmacie, la réserve va faire l’objet d’un réaménagement pour éviter le port de charge dans des escaliers étroits et les repose-pieds des hôtesses de caisses seront remplacés par de nouveaux, sur vérins, réglables avec les pieds (et non manuellement comme actuellement).