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Agir après un accident du travail

Un presqu’accident s’analyse aussi

La Maison Joseph Drouhin a renforcé ses compétences internes en matière d’analyse des accidents du travail pour aller plus loin dans les mesures de prévention qui en découlent. À Beaune, le négociant producteur en vins de Bourgogne passe désormais le moindre incident au crible de l’analyse, soucieux de s’inscrire durablement dans une démarche de prévention efficace.

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Grégory Brasseur - 29/08/2023
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Stockage des bouteilles de vins dans des conteneurs Technifil.

La période des vendanges est aussi passionnante que complexe : flux croisés d’engins et d’opérateurs, manutentions en nombre, présence de personnel temporaire à former en un temps resserré… Les ateliers fonctionnent en simultané à un rythme soutenu et les risques, liés à la coactivité, aux produits chimiques, aux déplacements ou encore aux charges lourdes, sont multiples. Nous sommes sur le domaine de la Maison Joseph Drouhin, à Beaune, dans le département de la Côte-d’Or. L’entreprise familiale, fondée en 1880 par un négociant de vin qui lui a donné son nom, s’est muée, au fil des générations, en un domaine viticole, étendu aujourd’hui sur plus de 100 hectares.

Il y a 83 personnes qui travaillent sur le domaine, auxquelles s’ajoutent les saisonniers. L’activité fait appel à de nombreux métiers viticoles. « De la vigne à la cuverie en passant par le service commercial, tous ont leur importance. Et garder des collaborateurs en bonne santé, c’est leur donner les moyens d’assurer leurs missions », souligne Frédéric Drouhin, représentant de la quatrième génération de directeurs, qui encourage notamment une certaine polyvalence, compte tenu de la répétition des tâches. Au fil des ans, des améliorations ont déjà eu lieu, comme l’automatisation du tri des raisins à l’extérieur. Seul le tri positif des plus beaux raisins, plus valorisant car permettant l’élaboration des grands crus, est toujours réalisé manuellement.

« Lorsqu’un accident du travail (AT) survient, il faut se remettre en question, s’organiser pour qu’il ne se reproduise pas mais aussi apprendre à anticiper les situations à risques, reprend le directeur. Nous essayons d’avoir une approche pragmatique, intégrant les évolutions du métier, en se maintenant à l’écoute des opérateurs. » Pour donner le tempo, Sara Barkaoui, responsable QHSE (qualité, hygiène, sécurité, environnement) tient le rôle de chef d’orchestre de la prévention. Elle a été l’une des premières formées à l’analyse des AT et déploie depuis une démarche favorisant la remontée d’informations.

Des référents internes

« En 2019, un salarié est victime d’un AT lié à une chute de hauteur, ayant entraîné une incapacité permanente partielle de 7 %. Cet accident m’a amenée à prendre contact avec l’entreprise dans le cadre d’un programme interrégional de prévention des AT graves », évoque Béatrice Guillon, ingénieure-conseil à la Carsat Bourgogne-Franche-Comté. De l’aveu même de la préventrice, le recueil des faits réalisé par l’entreprise était, jusqu’alors, un peu succinct et les mesures de prévention qui découlaient de l’analyse restaient souvent à l’échelle de la consigne. « Je les ai orientés vers une formation à l’analyse d’AT, reprend-elle, pour comprendre la pluricausalité de l’accident et acquérir des compétences plus techniques sur la méthode d’analyse, comme l’arbre des causes. Elle a été suivie par la responsable QHSE et une assistante ressources humaines. »

LE TÉMOIGNAGE DE...

Frédéric Drouhin, directeur de la Maison Joseph Drouhin

« De la vigne à la cave, les étapes sont nombreuses avant qu’une bouteille ne soit posée sur la table d’un client. Nous sommes confrontés à des exigences métiers qui évoluent, des machines de plus en plus nombreuses, des risques multiples pour nos collaborateurs. En matière de prévention, il faut les entraîner dans un mouvement collectif, se maintenir en veille, donner une feuille de route et rester à l’écoute de ceux qui ont la connaissance des métiers. Notre démarche, portée par un pilote, met en avant la remontée d’informations et l’analyse de situations à risques en vue de déployer des solutions. »

Rapidement, la Maison Joseph Drouhin veut pousser la démarche un peu plus loin. « J’ai senti que je ne pouvais pas travailler seule sur ces questions, précise Sara Barkaoui. J’ai donc mis en place une méthodologie interne puis j’ai formé des relais : les équipes de sauveteurs secouristes du travail (SST), issues de différents services, et les membres du CSE. » Son idée : que tous soient parties prenantes dans l’analyse des AT et l’identification des mesures correctives et préventives à déployer. « Il faut plusieurs regards pour remonter aux causes réelles de l’accident. Les analyses que nous faisons sont toujours suivies d’actions », confirme Akim Abed, le chef de ligne conditionnement et membre du CSE.

Un salarié de l'entreprise Joseph Drouhin au poste d'embouteillage.

En parallèle, Sara Barkaoui, qui a déjà vécu deux saisons de vendanges dans l’établissement, a rencontré l’ensemble du personnel de cuverie pour faire le point sur les risques pendant cette période. L’accueil des salariés temporaires a été renforcé, en présence des SST, avec présentation des consignes de sécurité, remise d’un livret, mise en place du travail en binôme sur certaines lignes. La responsable QHSE réfléchit également à des modules de formation ludiques pour les saisonniers. Sur les lignes de production, où le travail reste manuel, l’établissement se fait accompagner par un cabinet d’ergonomie.

Une culture de la remontée

Depuis janvier 2023, elle a étendu le travail d’analyse aux presqu’accidents. « Tous ces moments où l’on se dit “ouf, je l’ai échappé belle…” », précise-t-elle avec un sourire. Elle incite ses relais à remonter ces situations : un fût qui tombe, une glissade apparemment sans conséquence… « Désormais, on fait une déclaration de presqu’accident. Une analyse est réalisée par au moins deux personnes de l’équipe SST, avec à la clé un plan d’action, des mesures correctives et préventives ainsi que la modification du document unique », poursuit-elle. « On acquiert une culture de remontée des faits sur des situations nombreuses qui, auparavant, n’étaient pas suivies d’actions », insiste Francesco Cavaliere, agent polyvalent en production et en cave.

Un exemple : le signalement d’une mauvaise manipulation des technifiles, des conteneurs métalliques chargés avec plusieurs centaines de bouteilles, avait entraîné un affaissement de pile, heureusement resté sans conséquence. « L’analyse a mis en évidence que la manipulation de nos produits requiert une réelle compétence, explique Sara Barkaoui. Ainsi, pour conduire un chariot sur le site, le Caces, obligatoire, ne suffit pas. Nous délivrons une autorisation de conduite après des tests théoriques et pratiques liés au métier, notamment à la maîtrise de la manipulation des fûts et des technifiles. »

DES OUTILS À DISPOSITION

Dans le cadre de son programme interrégional visant à inciter les entreprises à analyser leurs AT, les Carsat Bourgogne-Franche-Comté, Nord-Est et Alsace-Moselle ont mis à la disposition des entreprises des outils : fiche d’analyse d’accident du travail vierge et renseignée avec un exemple concret, outil d’aide à la recherche des causes et des mesures de prévention vierge et renseigné… Par ailleurs, elles proposent des flashs infos AT par type d’accident ou par secteur d’activité, qui précisent les circonstances de l’AT, l’analyse et les mesures de prévention associées. On trouve notamment une fiche sur la collision chariot-piéton, sur la manutention de rolls-conteneurs ou sur la chute de plain-pied. L’un des objectifs est de susciter l’intérêt pour l’analyse des AT. Le programme et les différents outils proposés visent à aider les entreprises à acquérir les compétences pour s’organiser, analyser un AT et définir un plan d’action associé.

Le point de vue 

Mélanie Zuber, cheffe de cave et œnologue. Elle a pour mission l’organisation du travail en cave et gère une équipe de 6 cavistes et parfois plus, notamment pendant la période des vendanges.

« J’ai parmi mes activités le recrutement des saisonniers pour la période des vendanges et leur accueil », décrit Mélanie Zuber. Cheffe de cave et œnologue de la Maison Joseph Drouhin, à Beaune, elle précise avoir pris conscience par ce biais des très nombreux risques présents dans le métier. « Ils sont bien connus de la plupart des salariés permanents mais pas toujours de ceux qui viennent gonfler les effectifs à cette période et qui ne sont peut-être pas aussi qualifiés, reprend-elle. C’est pourquoi ces nouveaux arrivants doivent impérativement être formés. Les principaux risques sont liés aux émanations de gaz, à la coactivité, aux chutes… Depuis 2014, une formation obligatoire donnant lieu à une évaluation a entraîné une réduction drastique des accidents. »

Un salarié de l'entreprise Joseph Drouhin devant la ligne d'embouteillage.

Elle évoque notamment les accidents liés à l’utilisation des produits chimiques pour le nettoyage en cuverie. Des référents nettoyage sont aujourd’hui désignés et apportent une vigilance quotidienne sur le terrain concernant les procédures ou les équipements à utiliser. Autre problématique : celle des collisions liées à la coactivité et à l’usage de chariots élévateurs, avec des zones de chargement, des zones de croisements entre l’activité de la cuverie et la production. Un sujet sur lequel l’équipe pluridisciplinaire de SST travaille activement. « L’année dernière, j’ai pu suivre cette formation SST et j’ai rapidement été intégrée sur des cas d’analyse des AT, décrit la cheffe de cave. Nous en avons eu quelques-uns. Un chauffeur, notamment, s’est arraché un ongle au moment des vendanges. Un salarié qui s’est coincé un doigt en vidant une cuve… Ces accidents ont fait l’objet d’une analyse d’AT par deux personnes au moins, afin d’en rechercher les causes profondes. Cela a été suivi par un débrief avec cinq membres de l’équipe SST pour la mise en place du plan d’actions. Puis la responsable QHSE, Sara Barkaoui, a amené l’idée de se pencher sur les presqu’accidents... »

Elle donne l’exemple d’une collision entre un salarié et un chariot élévateur. Personne n’a été blessé mais l’analyse a tout de même permis de revoir des points d’organisation, comme le balisage de certaines zones de travail. Aujourd’hui, toutes les équipes sont invitées à faire remonter ces événements pour qu’ils puissent être traités et suivis d’actions pour éviter les accidents. « Il ne s’agit pas de surjouer ou surévaluer les choses, mais de se dire que nous avons cette problématique de coactivité qu’il faut apprendre à gérer en améliorant notre fonctionnement, conclut-elle. Que l’on tient tous les uns aux autres et que chacun peut de cette façon contribuer à travailler dans un environnement plus serein. »

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