6 heures du matin, dans l’entrepôt logistique But de Pusignan (Rhône), où transitent meubles et petit électroménager de l’enseigne. Chaussures de sécurité aux pieds, veste polaire estampillée du logo rouge et blanc, les opérateurs enchaînent les exercices, les yeux rivés sur une vidéo d’animation. Rotation des chevilles, squats, fentes avant… Ici, comme dans l’entrepôt de Janneyrias, à quelques encablures, chaque prise de poste commence par l’échauffement musculaire des 170 salariés. « Ces séances, instaurées en 2019, s’inscrivent dans un plan d'action visant à prévenir les lombalgies. Celui-ci inclut notamment des investissements matériels, comme l’achat de convoyeurs télescopiques pour faciliter le déchargement des conteneurs », détaille Thomas Daudrevignier, directeur sites logistiques de But. À 300 km de là, même rituel dans les neuf bâtiments de Distrimag, filiale logistique de Maisons du monde, autre enseigne d’ameublement et décoration, implantée dans les Bouches-du-Rhône : deux fois par jour, à 6 heures et 13 heures, à l’arrivée des équipes, des cercles se forment pour sept minutes d’échauffement en musique. Ici, pas de vidéo, mais un animateur en chair et en os. « Nous en avons formé 116, parmi les opérateurs », précise Myriam Table, responsable formation. Ces entreprises ne sont pas des cas isolés. Ces dernières années, ces pratiques se sont développées, principalement dans les secteurs de la logistique, de l’industrie ou du BTP. « Dans ce dernier cas, ce sont surtout les majors, comme Vinci, Bouygues ou Eiffage, qui les mettent en place sur leurs chantiers. Cela se fait très peu dans les TPE et PME », tempère Pascal Girardot, responsable du domaine prévention de l’usure professionnelle, à l’OPPBTP.
Privilégier une démarche globale de prévention
« Réveil bien-être », « éveil musculaire »… Les dénominations changent selon l’entreprise, tout comme la durée, la fréquence ou la nature des exercices. Mais, dans tous les cas, l’objectif affiché reste la prévention des risques professionnels, en particulier celle des troubles musculosquelettiques (TMS). Qu’en est-il vraiment : peut-on considérer cette pratique comme une mesure de prévention ? Quelle est son efficacité ? « L’idée est de réchauffer les muscles, d’assouplir les tendons et ligaments pour préparer le corps à l’effort. Mais les données restent limitées sur les bénéfices de ces échauffements, car leur impact est peu évalué et ils sont réalisés selon des modalités qui varient d’une entreprise à l’autre », tranche Agnès Aublet-Cuvelier, adjointe du directeur études et recherche à l’INRS et co-autrice d’une revue de la littérature sur le sujet, avec Laurent Claudon, responsable de laboratoire à l'INRS.
Si le lien entre échauffements et baisse de la sinistralité ou réduction des TMS n’est pas scientifiquement établi, les études mettent néanmoins en lumière des bénéfices annexes. « Il semble y avoir des effets positifs sur l’ambiance de travail, la cohésion dans les équipes, la vigilance… ce qui, en théorie, pourrait permettre de diminuer les accidents de la première heure, liés notamment au manque de vigilance », note Laurent Kerangueven, expert d’assistance conseil à l’INRS. Reste que ces pratiques ont une limite : elles ciblent uniquement l’individu. « On agit sur les comportements pour essayer d’améliorer les capacités fonctionnelles. Or il convient de s’intéresser d’abord à l’amélioration des conditions de travail avant de compléter éventuellement par des mesures individuelles », rappelle Agnès Aublet-Cuvelier. Pour avoir un intérêt, elles ne doivent donc pas se concevoir isolément, mais s’intégrer dans une démarche globale de prévention. « Ce qu’on doit viser en priorité en matière de prévention primaire, c’est la suppression ou la réduction des facteurs de risques de TMS, en agissant notamment sur l’organisation du travail et la mise à disposition d'aides techniques », résume Laurent Kerangueven.
Une pratique à ne pas imposer
Plusieurs points de vigilance doivent également être pris en compte afin que ces exercices physiques soient mis en place en toute sécurité pour les salariés. Concernant leur nature d’abord, ceux-ci doivent être d’intensité modérée, réalisables par l’ensemble des salariés visés, sans inconfort. Il peut ainsi être utile d’associer le service de prévention et de santé au travail (SPST) afin de s’assurer qu’aucun salarié ne présente de contre-indication à leur pratique. Différents paramètres peuvent par ailleurs favoriser l’acceptation par les équipes, comme le fait d’intégrer ces séances au temps de travail ou de pouvoir les réaliser sans préparation particulière, en tenue de travail et sur les lieux habituels de l’activité. Elles doivent aussi se faire sur la base du volontariat. « Il faut avant tout que l’action soit acceptée et encouragée par tous les partenaires sociaux de l’entreprise, donc que cela ait été discuté en amont en CSE, ou CSSCT si elle existe », complète Laurent Kerangueven. Il convient en outre de privilégier une approche pédagogique, de définir précisément les objectifs de ces échauffements et d’en informer les salariés, expliquer à quoi ils peuvent servir et comment ils participent à une démarche globale de prévention.
Pour remplir ces conditions, Caitlin Troussier-Thevenot, ergonome et doctorante qui consacre sa thèse à ce sujet pour l’OPPBTP, propose d’appréhender cette séance d’exercices physiques comme une situation de travail à part entière : « Si on veut que cela se pérennise, sans risque pour les salariés, ces séances doivent être conçues comme un projet. Il faut d’abord identifier les besoins – quelle est la population concernée ? à quels facteurs de risque de TMS sont-ils exposés à leur poste ? doit-on intégrer les sous-traitants ? les intérimaires ? – , les ressources – combien de personnes doivent y être dédiées ? une ou plusieurs, en interne ou en externe ? quelles compétences sont nécessaires : médecine du travail ? ergonome ? coach sportif ? … – et selon quel cahier des charges construire les enchaînements ? Tout cela doit être étudié en amont. »
Une étude dans le BTP
Dans le cadre de sa recherche, Caitlin Troussier-Thevenot a observé les pratiques sur six chantiers de BTP et en a tiré des enseignements, notamment l’importance de construire les programmes d’exercices en fonction des conditions de travail réelles et d’adopter une démarche participative. Dans l’une des entreprises, l’ergonome a ainsi construit un programme d’exercices physiques avec l’ingénieur en prévention et certains compagnons, animateurs de séances et participants. « Cela a été l’occasion, via des remontées de terrain, d’identifier des situations de travail à risque, comme l’acheminement des panneaux manuportables. Nous avons donc pu adapter les échauffements à ces situations, mais aussi réfléchir à des mesures organisationnelles pour réduire ce risque. En cela, la préparation de ces séances peut devenir une véritable séquence de prévention. » Autre enseignement de l’étude, la difficulté d’assurer un suivi de l’action au fil des chantiers. « C’est une spécificité du BTP, par rapport à la logistique ou l’industrie : le lieu de travail change régulièrement, pointe Pascal Girardot. À chaque fois, il faut donc tout reconstruire. Or, on remarque que lorsque le directeur de travaux est partie prenante du projet et convaincu de son intérêt, le suivi se fait plus facilement. »
Dernier point clé à ne pas négliger : l’évaluation. Quel que soit le secteur d’activité, il est nécessaire de mettre en place des indicateurs pour mesurer l’efficacité de cette pratique. Questionnaires basés sur la satisfaction des bénéficiaires, l’évaluation de la douleur ou du bien-être au travail, réduction de l’absentéisme… « Ces indicateurs peuvent être de différentes natures, observe Agnès Aublet-Cuvelier. L’important est qu’ils puissent permettre de remettre en question le programme d’exercices, de le modifier si besoin. »