DOSSIER

En introduisant le « soin de manutention » et l’idée de « zéro portage », le Groupe hospitalier Paris Saint-Joseph, situé dans le XIVe arrondissement de Paris, est le fer de lance d’un bouleversement culturel des pratiques. L’approche consiste, après évaluation des capacités du malade, à l’accompagner en sécurité en favorisant son autonomie, sans contrainte pour le soignant.

Au sein du Groupe hospitalier Paris Saint-Joseph, la notion de soin a été totalement revue et doit commencer par une évaluation fine de la motricité du patient.

À l’institut de formation en soins infirmiers, on apprend à porter sans se casser le dos. Quand je suis arrivée ici, j’ai appris ce qu’on appelle “le soin de manutention”, qui met en avant le confort et la sécurité du patient. J’ai surtout appris que ce soin pouvait se faire sans porter la personne ! » Jeune infirmière en cardiologie au Groupe hospitalier Paris Saint-Joseph, dans le XIVe arrondissement de Paris, Marion Dessert a récemment suivi en interne une formation en ergonomie : « On aide le patient à se réinstaller en décomposant les gestes réalisés dans la vie courante. Il faut déterminer, à l’instant donné, comment lui faire faire le mouvement et quelle aide technique utiliser. Ce soin favorise l’autonomie et n’est douloureux pour personne. »

Cette approche, l’établissement la met en avant depuis plusieurs années. Elle est née du constat d’échec des pratiques de prévention éprouvées précédemment. « Comme partout, on apprenait à “bien” porter. Des aides techniques étaient mises à disposition, le personnel était formé et on y croyait. Jusqu’à ce que l’on réalise que ce qui était enseigné n’était pas appliqué », explique Bernard Venaille, référent TMS de l’établissement. Pourquoi ? « Parce que c’était mission impossible, affirme Jean-Philippe Sabathé, ergonome et responsable du département prévention. Le contenu des formations traditionnelles n’est pas adapté à la pratique et à la diversité des situations rencontrées. » Et dans ce cas, le soignant essaie un temps, puis finit par renoncer.

Décomposer le mouvement

Qu’est-ce qui amène un individu à se faire mal ? Comment développer une approche ergonomique du soignant à son poste de travail ? Rapidement, les préventeurs réalisent que ,si les aides techniques sont insuffisamment utilisées, c’est parce que l’outil ne s’intègre pas naturellement dans le soin. En 2006, lors de la fusion des établissements Saint-Joseph, Notre-Dame-de-Bon-Secours et Saint-Michel, ces constats sont partagés. « Nous avons revu la notion de soin, qui doit commencer par une évaluation fine de la motricité du patient. La plupart des soignants croient le faire, mais ne réalisent qu’une évaluation grossière de l’état général, précise Jean-Philippe Sabathé. Les capacités doivent être évaluées par rapport à une normalité de déplacement spontané. »

REPÈRES

Le Groupe hospitalier Paris Saint-Joseph comprend un établissement de soins et l’Institut de formation en soins infirmiers. Il est implanté dans le XIVe arrondissement de Paris. On y dénombre 643 lits et 1 950 équivalents temps-plein.

Il faut donc apprendre à décomposer le mouvement pour chaque déplacement : le roulement latéral, le rehaussement dans le lit, le passage en position assise, la marche, le redressement lors d’une chute… « Ces éléments constitutifs des déplacements ne sont décrits et enseignés ni en formation initiale ni en formation continue », regrette Bernard Venaille. À Saint-Joseph, les connaissances de base sur les déplacements spontanés et la méthode d’évaluation ont donc été développées. « Je ne demande pas au patient s’il peut faire un mouvement car cela laisse trop de place à la subjectivité et à l’autoévaluation. Je décompose le mouvement et lui demande de le réaliser étape par étape pour évaluer moi-même son aptitude », explique Marion Dessert.

Gros travail sur la formation continue

À partir de là, elle estime l’assistance à apporter et détermine l’aide technique dont elle a éventuellement besoin pour parvenir au « zéro portage », c’est-à-dire la suppression du port de charge. « Cela implique de réinterroger continuellement sa pratique, y compris en cours de soin, souligne Khadija Bertin, infirmière référente en cardiologie. Chaque malade est différent. Ce qu’il est en mesure de faire peut évoluer d’heure en heure. Le soignant doit, lors de chaque intervention, s’adapter à son autonomie. Pour ma part, je fais des rappels réguliers sur le matériel mis à disposition. »

CHOIX DU MATÉRIEL

Être plus exigeant au niveau des critères de choix du mobilier. Mettre à disposition tel matériel plutôt qu’un autre. Le soin de manutention a conduit à une révision de la politique d’achat. « 90 % de ce qui est mis sur le marché ne permet pas le soin de manutention. Certains équipements sont inconfortables, inadaptés, voire dangereux », affirme Jean-Philippe Sabathé, ergonome et responsable du département prévention du Groupe hospitalier Paris Saint-Joseph. Aujourd’hui, la connaissance des éléments constitutifs des déplacements nous permet de mieux nous équiper. »

« La démarche que nous menons ne correspond pas au modèle dominant. Sur le site, nous avons un institut de formation en soins infirmiers qui forme des infirmiers, des aides-soignants et des auxiliaires de puériculture. Nous avons introduit cette approche en formation initiale. Pour autant, 9 intervenants sur 10 n’ont pas été formés chez nous. Un gros travail sur la formation continue a donc également été lancé depuis 2011, indique Jean-Philippe Sabathé. Dans la réalité des pratiques professionnelles, la manutention n’est qu’une technique, pas un soin. »

Ce changement de paradigme amène à se confronter aux vécus individuels, aux parcours professionnels, aux pratiques… En formation continue, le discours doit être entendu individuellement et collectivement. Pour créer l’adhésion, les soignants d’un même service doivent être formés dans un temps court et l’encadrement de proximité impliqué. « Il y a des mythes à casser. Aux urgences, les gens veulent aller vite. Spontanément, ils vont porter un patient à deux pour le redresser plutôt que d’utiliser un drap de glisse. Il faut être présent au quotidien pour porter la bonne parole et transformer les pratiques les plus ancrées », témoigne Cyrille Bertin, cadre de santé aux urgences et référent prévention du pôle.

MAINTIEN DANS L’EMPLOI

Beaucoup de professionnels de santé souffrent de problèmes de dos ou d’épaules. À Saint-Joseph, ces professionnels en souffrance ont été les premiers à adhérer au discours sur le soin de manutention. Ils jouent aujourd’hui un rôle déterminant dans la prise de conscience collective. La démarche de l’établissement a permis de redonner à certains soignants qui avaient dû être reclassés toutes les capacités de reprendre en charge le patient, sans portage et donc sans atteinte pour leur santé. Ils ont ainsi renoué avec leur cœur de métier.

Car le jeu en vaut la chandelle. En 2009, l’établissement enregistrait 2 000 jours d’arrêt liés à la manutention des patients dont 656 directement attribués au redressement du patient dans le lit. L’établissement a formé au soin de manutention. La direction a porté le projet, consentant à des investissements conséquents : lits, potences, draps de glisse… 550 draps de glisse ont été achetés pour répondre aux besoins. Huit ans plus tard, on ne dénombre plus que 200 jours d’arrêt dont 11 liés au redressement du patient dans le lit. D’ailleurs, ces accidents sont survenus alors que le drap de glisse n’était pas été utilisé alors qu’il était intégré dans le soin. « C’est encourageant mais la satisfaction ne sera totale que lorsque l’on aura atteint 100 % de soin de manutention dans l’établissement », souligne Jean-Philippe Sabathé. Une transformation totale de la pratique professionnelle doit nécessairement s’inscrire dans la durée. 

FORMATION : UN TRAVAIL AU LONG COURS

Contrairement aux formations aux métiers d’aide-soignant et d’auxiliaire de puériculture, il n’existe pas de module d’ergonomie dans les cursus destinés aux futurs infirmiers. Depuis onze ans, une formation au soin de manutention est dispensée aux étudiants formés à Saint-Joseph en complément du référentiel classique, à travers un forfait de 14 heures obligatoires. « Ce qui est enseigné en formation initiale reste gravé pour longtemps, explique Bernard Venaille. Beaucoup de soignants de l’hôpital sont formés ailleurs. Il faut donc également agir sur la formation continue en associant l’encadrement car, pour être compris, l’enseignement doit être éprouvé par tous. » Depuis cette année, Saint-Joseph ouvre ses formations à des établissements extérieurs. Il forme des directeurs de structures, des référents TMS, véhiculant l’idée que la transformation d’une pratique professionnelle n’est possible que si elle est l’affaire de tous.

Grégory Brasseur

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